proclamer comme un dogme et à l'appliquer
en tout temps et partout. Or la question
d'Orient a c h a n g é sans cesse d'aspect depuis
qu'elle existe. A u début, elle a été simple–
ment la crainte de l'Europe en l'ace de l ' i n –
vasion de la race turque qui avait conquis
Constantinople et qui menaçait l'Occident.
Il y eut comme un renouveau de l'esprit de
la chrétienté et des Croisades. Cela a très
vite cessé. Sa Majesté très chrétienne F r a n –
çois p r et même notre S a i n t - P è r e le Pape
Clément ont modifié très rapidement cette
politique et onen est venu à voir dans les
Turcs, non plus l'ennemi commun du c h r é –
tien, mais une force nouvelle qu'il était bon
de jeter dans le plateau de la balance pour
modifier l'équilibre européen. Cette politique
fut i n a u g u r é e par François I"' qui négocia
des traités, obtint des privilèges commer–
ciaux et religieux et conclut des capitula–
tions.
Cependant, dans cette phase nouvelle, on
conserva le langage de la phase a n t é r i e u r e
et on continua à parler comme des croisés
tout en agissant comme des négociants.
Puis survient une nouvelle phase
:
'
a Rus–
sie menace la Turquie; se sentant à l'étroit
dans l'infini de son domaine territorial, elle
a besoin d'un d é b o u c h é sur l a .Mer Noire et
sur la Mé d i t e r r a n é e ; elle vise à s'emparer de
Constantinople et elle guette de plus en plus
la succession de l'empire Ottompn. La ques–
tion d'Orient n'est plus dans l a force redou–
table de l a Turquie, elle est toute en sa fai–
blesse i n q u i é t a n t e ; on s'efforce de préserver
cet empire chancelant et on formule le dogme
du maintien de l'intégrité et de l ' i n d é p e n –
dance de l'empire Ottoman et pendant un
temps, i l semble que toute la politique inter–
nationale tourne autour de ce dogme unique.
Le couronnement de cette phase ce fut
la guerre de Crimée. A ce sujet, un homme
d'Etat anglais, qui a souvent c omp e n s é par
des mots très spirituels et très profonds des
actes et une politique où n'a pas toujours
éclaté une haute raison, lord Salisbury a dit
que l a France et l'Angleterre avaient" parié
pour le mauvais cheval. Elles n'en g a g n è r e n t
pas moins la course : mais alors déjà, au
Congrès de Paris, on ne comprit pas que
puisque l'Europe maintenait l a Turquie,
puisqu'elle faisait durer un empire menacé
à la fois du dehors et, au dedans par l'effort
des nationalités qu'il n'a pas su ou voulu
fondre dans une unité supérieure, elle avait
toute la responsabilité de son existence et
elle devait intervenir largement par des r é –
formes organiques.
Quand la Russie prit sa revanche, quand
la guerre de 1877 fut déchaînée,- quand
Alexandre II se trouva aux portes de Cons–
tantinople, au moment où on put croire que
Sainte Sophie allait redevenir la basilique de
l'église orthodoxe et que la Turquie d'Eu–
rope allait disparaître, l'Europe de nouveau
se jeta à la brèche pour maintenir l'indépen–
dance et l'intégrité de l'empire Ottoman; i l
y eut le Congrès de Berlin où fut reconstituée
ia Turquie d'Europe.
A ce moment se produisit une révolution
nouvelle. La Bussie s'était ima g i n é qu'en
c r é a n t des Etats i n d é p e n d a n t s défait, retenus
dans les liens d'une vassalité nominaleenvers
le sultan, elle se faisait une clientèle. Elle fit
l'expérience, qu'on a toujours faite au cours
de l'histoire ancienne, moderne ou contem–
poraine : quand on donne à une nation l'in–
d é p e n d a n c e , ce qu'on lui donne surtout c'est
l'in<iépet)da
!
iec
du cœur.
(
Rires.)
A u lieu de
s'être créé des étapes sur le chemin de
Constantinople, elle constata qu'elle avait
e n t o u r é cette ville d'une triple enceinte, elle
fut en présence de petits états voulant avant
tout vivre autonomes et se souciant assez
peu de servir sa politique. Le cabinet de
S a i n t - P é t e r s b o u r g changea i mmé d i a t eme n t
son fusil d'épaule: i l ne se préoccupa plus de
pousser à la création de petites nationalités
d emi - i n d é p e n d a n t e s et tout en demeurant
fidèle sur certains points à son protectorat
traditionnel de la race slave et de la religion
orthodoxe en Turquie, le Tsar se résolut à
maintenir à son tour l'intégrité de l'Empire
ottoman pour devenir le meilleur ami du
Sultan, s'emparer de sa confiance et r é g n e r
sur ses Etals.
Les autres puissances auraient dû com–
prendre que ce changement total impliquait,
de leur part, un changement de politique
analogue et que d é s o rma i s elles devaient se
faire les protecteurs des petites nationalités
et le promoteur des Etats vassaux. Elles ne
surent pas le faire avec assez de décision. Ce
fut dans cette p é r i o d e d'hésitation, d'incer–
titude, de t â t o n n eme n t s , que se produisirent
les é v é n eme n t s de 1896. La diplomatie occi–
dentale prise en flagrant délit d'incertitude
et d'hésitation laissa s'accomplir ces crimes
et ne sût ni les arrêter, ni en prévenir le re–
tour, ni les châtier.
Je redoute que nous n'entrions à l'heure
actuelle dans une phase semblable, que nous
n'ayons pas encore su a r r ê t e r les principes
nouveaux de notre diplomatie et que nous
ne soyons de nouveau pris par les é v é n eme n t s
en flagrant délit d'incertitude.
Il est encore une autre cause de cette im–
puissance universelle : tous ces médecins
qu'on convie au chevet de celui qu'on a ap–
pelé l'Homme Malade, médecins Tant mieux
et mé d e c i n s Tant pis, ne sont pas seulement
des médecins, mais en même temps des hé–
ritiers présomptifs et chaque fois qu'ils don–
nent une prescription, on se demande si
c'est un r emè d e pour guérir le mal ou s i
c'est au contraire une drogue pour h â t e r la
fin.
(
Applaudissements et rires.)
Voyez, en effet, comme toutes ces ques–
tions sont compliquées et emb a r r a s s é e s par
l'intervention de p r é t e n d u s intérêts euro–
péens. Pour l a question d'Arménie, par
exemple, qui ne comprend qu'elle a été sin–
gulièrement compliquée et faussée par les
aspirations", légitimes ou non, de la Bussie
sur l'Anatotie? Pour la question de la Macé–
doine, qui ne comprend qu'elle est égale–
ment c omp l i q u é e et faussée parles aspira–
tions de l'Autriche qui n'a pas r e n o n c é à
s'étendre du côté de Salonique qui jette un
coup d'ceil de convoitise du côté de la vieille
Serbie et qui aspire à é t e n d r e son occupation
soi-disant provisoire de la Bosnie et de l'Her–
z é g o v i n e ? 11 n'est pas j u s q u ' à l'Italie qui ne
semblait guère devoir se mêler à ces con–
flits balkaniques et qui cependant manifeste
depuis quelque temps des convoitises sur–
chauffées sur l'Epire et sur l'Albanie.
Ajoutez à cela, que nous sommes e n t r é s
depuis quelques années, dans une phase nou–
velle dans laquelle on a préféré la politique
réaliste des intérêts matériels à la politique
idéaliste des intérêts moraux et des obliga–
tions morales. E t vous savez quel est l ' i n i –
tiateur de cette politique du pourboire,
substituée à la politique ue l'honneur et de
l'intérêt général bien compris ; c'est le
Loliengrin impérial, le chevalier du Cygne
qui, le premier, a mis samain g a n t é e d'acier
dans la main rougie de sang du reclus
d'Yldiz-Kiosk.
(
Applaudissements
prolongés.)
L'Europe entière, à sa suite, s'est e n g a g é e
dans cette voie; elle a vu clans la Turquie,
un sol riche et vierge, une mine de conces–
sions à exploiter, et eile s'est dit qu'il valait
la peine, pour assurer des d é b o u c h é s et des
profits au surplus encombrant des capitaux
e u r o p é e n s , de pardonner certains crimes et
de taire certains scandales.
(
Applaudisse–
ments.)
Le danger est que cette politique, qui se
croit réaliste, qu i nous somme de ne pas
l'aire d'idéalisme, qu i nous di t que nous
sommes des rêveurs et qu'il n'est rien de
plus dangereux que le rêve, est exposée à
des réveils terribles, et je crains fort qu'elle
ne nous accule une fois de plus à une guerre
qui ne sera pas une petite guerre, qui ressem–
blera au duel inégal que nous avons laissé
se produire entre la Turquie et l aGrèce et
qui a été le singulier, mais logique couron–
nement de l'action et de l'inaction du concert
européen dans les affaires d'Arménie.
lui présence de ce retour offensif de la bar–
barie, de ce crime d'un souverain, l'Europe
a laissé vaincre l a Grèce dans les plaines
de la Thessalie. L a question est de savoir si
elle fera de môme aujourd'hui pour la B u l –
garie. Or, i l ne faut pas se le dissimuler : si
elle laisse s'exercer une répression sanglante
qui d é g é n é r e r a bien vite en massacre dans
les champs de la Macédoine, i l y aura fata–
lement une guerre bulgare, et s'il y a une
guerre bulgare, on peut bien prévoir com–
ment elle commencera, mais nu l n'oserait
dire j u s q u ' o ù elle s'étendra ni comment elle
finira. L a Serbie, la Grèce se croiront forcées
d'y prendre part, d'entrer dans le bal. Une
singulière politique prévaut, en effet, en
Grèce. L'association qui s'appelle
VHétairie
écoute les harangues enflammées de certains
professeurs comme M . Kassassis qu i en–
seignent que pour réaliser la
grande idée
i l
faut que la Grèce se fasse l'instrument de la
Turquie et prête ta main à la tyrannie du
Sultan en Macédoine. N'y a-t-il pas lieu de
craindre, dans ces conditions, que si la
Macédoine devient le champ clos d e l à lutte
entre la Turquie et la Bulgarie, la Grèce ne
s'y jette à son tour et qu'elle n ' e n t r a î n e
l'Europe entière dans ce tourbillon? Et voilà
ce qu'aura l'ait cette politique qu i se pro–
clame une politique de prudence, une p o l i –
tique réaliste et qui est la plus t émé r a i r e des
politiques.
(
Applaudissements.)
Nous n'avons, certes pas la fatuité ridicule,
n'ayant, pas entre les mains les é l éme n t s
nécessaires pour p r é s e n t e r des solutions
détaillées à des questions aussi complexes,
de tracer un programme que devra suivre
pas à pas le ministre des affaires é t r a n g è r e s ;
tout ce que nous pouvons faire, c'est d'indi–
quer les grandes lignes de ce programme,
de formuler les conditions générales de tout
r è g l eme n t sérieux de la question.
Ces conditions sont, en premier lieu, de
ne jamais souffrir qu'on sépare la question
de l'Arménie de la question de la Macédoine,
en second lieu, de ne pas permettre qu'on ou–
blie les pas qui ont été faits dans la voie des
réformes : le m é mo r a n d um de 1895, les r é –
formes de 1896, obtenues à si grand peine;
le statut de 188?, toutes ces mesures dont ou
ne parle plus, comme si elles n'avaient jamais
existé. C'est de ne pas souffrir qu'on déchire,
qu'on anéantisse par p r é t e n t i o n les traité
de Be r l i n , et que les articles 23 et 61 dispa–
raissent; de ne pas souffrir, enfin, que
quelles que soient les réformes que l'on
adopte, quel que soit le programme que
l'on fasse signer au Sultan, on n'y ajoute pas
une clause portant que l'exécution des ré–
formes sera surveillée, contrôlée par une
Commission
permanente de consuls et
d'agents e u r o p é e n s .
(
Applaudissements).
En ce qui concerne les détails d'exécution
des grandes réformes à appliquer à l'Arménie
et, à l a Macédoine, i l
n
'
est pas difficile de
trouver dans les précédents; dans les réformes
déjà accomplies, les grandes lignes du pro–
jet qui doit être a d o p t é . Il faudrait pour ces
deux provinces des gouverneurs qu i
in–
séraient pas n ommé s exclusivement par le
Sultan, mais dont la nomination devrait
avoir la sanction des grandes puissances et
qui ne pourraient être révoqués sans leur
assentiment. Il faudrait que la justice fut
modifiée du tout au tout
e n
ouvrant l'accès
des tribunaux aux chrétiens aussi bien qu'aux
musulmans, en modifiant la p r o c é d u r e et en
permettant à ceux qui n'appartiennent pas à
l'Islam, d'ester en justice. 11 faudrait encore
modifier non seulement le système des d îme s
mais encore tout le système des i mp ô t s . Il
fandrait transformer non seulement ta gen–
darmerie, mais la police et créer une milice
mixte dont les cadres fussent e u r o p é e n s . 11
faudrait appliquer à ces deux provinces le
r é g ime de la Boumélie orientale. Pour celle-
ci é g a l eme n t le p r o b l ème semblait difficile ;
les diplomates disaient qu'on se heurterait à
Fonds A.R.A.M