Ces choses, on ne les ignore pas ; la presse
les a proclamées, la diplomatie elle-même
les a e n r e g i s t r é e s dans les documents qui
ont été publiés r é c emme n t par M . Delcassé.
Mais que l'ait l'Europe"? Que tente-t-elle de
l'aire pour prévenir ce péril avoué, p r o c l amé
par tous? Je ne veux pas être injuste ; je sais
que dè s le 27 novembre dernier M . Delcassé
qui, ainsi que le montre le Livre Jaune, se
p r é o c c u p a i t depuis des mois, presque depuis
des a n n é e s de la situation de la Macédoine,
a eu le mérite d'attacher, en quoique sorte,
le grelot. C'est lui qui a saisi de nouveau les
puissances de cette question ma c é d o n i e n n e ;
il ne s'est pas contenté d'attirer leur atten–
tion sur les p é r i l s ; mais i l a formulé le pre–
mier projet établi sur des bases d o n n é e s par
un de nos meilleurs agents, M . Steeg, consul
à Salonique.
A peine ce projet était-il, je ne dirai pas pro–
mu l g u é , mais à peine en avait-on parlé dans
les Chancelleries qu'il a produit un premier
effet. Là Sublime Porte a l'oreille fine ; elle
a compris qu'on allait parler de ses méfaits;
dès le commencement de d é c emb r e , on a
vu p a r a î t r e à Constantinople d'admirables
plans de réformes nouvelles. Vous connaissez
cet iradé, ce recueil de lieux communs édi–
fiants, ce code qui a p r omu l g u é les platitudes
morales les plus admirables. On y dit tout
au long ce cpie devrait être un bon gouverne–
ment semblable, en quelque sorte, à l'idéal
que Fénelon nous a mo n t r é dans la Salente
du T é l éma q u e , ce que devrait être une Macé–
doine bien gouvernée. On a pour cela, créé
certains organes : un inspecteur général des
réformes qui devra aller sur les lieux, qui
sera a rmé de certains pouvoirs, une Commis–
sion qui doit rester à Constantinople et qui
a à sa tète Ferid Pacha devenu grand vizir,
lequel a pour mission Je reviser et de sanc–
tionner ce que fera sur les lieux l'inspecteur
générai. A h ! le bon billet qu ' à la Châtre !
Il ne parait pas que la diplomatie euro–
péenne, encore qu'elle ait ou qu'elle fasse
semblant d'avoir parfois d'étranges naïvetés,
ait attaché grande importance à cet iradé.
Le comte Lamsdorf s'est ému de la situation
et l u i , qu i est plutôt un ministre casanier,
sédentaire, au cœu r même de l'hiver i l a
quitté S a i n t - P é t e r s b o u r g et i l est parti pour
Belgrade, Sofia et Vienne. 11 s'est entretenu
avec le comte Goluehowsky, et si nous en
croyons les nouvelles officieuses, ils ont
établi un accord et renouvelé l'entente faite
en 1897 à Saint-Pétersbourg, entre l'Autriche
et la Bussie pour le maintien du statu quo
de la paix dans la péninsule des Balkans.
Ils se sont mis d'accord sur certains projets
de réformes sur la Macédoine.
Je n'ai pas beaucoup de susceptibilité,
quant à moi, en ce qui concerne les ques–
tions de priorité; les préséances du décret de
Messidor ne me touchant pas, même en
matière internationale ; je reconnais volon–
tiers que la Bussie et l'Autriche qui ont dans
ces pays des intérêts considérables, ont le
droit de prendre l'initiative. Mais je vou–
drais que les autres puissances et en parti–
culier ta France fussent associées d'une
façon un peu plus efficace aux négociations
qui ont lieu, qu'elles soient appelées à dire
leur mot et qu'on ne les réduise pas tout à
fait au rôle de la c i n q u i ème roue d'un char.
Cependant je ne suis pas tout à fait con–
vaincu que tel ne sera pas le sort qui nous
sera réservé. D'ailleurs, quand je jette les
yeux sur le projet de réforme dont on nous
dit qu'il est de nature à mettre un terme à
l'insurrection et à supprimer toutes les
causes de désordre et de malaise en Macé–
doine, j ' a i le regret de devoir dire qu'à mon
avis ce projet est tout à fait insuffisant et
qu'il p r é s e n t e même certains
caractères
fâcheux. 11 en est un tout d'abord que je
dois relever.
Comment, on disjoint — c'est le mot à la
mode — la question de la Macédoine de la
question de l'Arménie ! Mais je croyais que
les A rmé n i e n s avaient acquis un droit de
priorité, je dirai même un droit d'urgence et
qu'ils l'avaient payé assîz cher.
(
Vifs applau–
dissements.)
Je croyais que l'Europe était saisie de
cette question, non seulement au point de
vue de l'humanité, mais encore au point de
vue de l'intérêt international, au point de
vue diplomatique et qu'elle ne s'en laisserait
,
pas dessaisir. Comment ne voit-on pas le
"
danger s u p r ême qu'il y a à abandonner la
question de l'Arménie pour s'occuper isolé–
ment et exclusivement de la question de la
Macédoine ? Comment ! voilà le Sultan qui
était en lutte avec nous, qui nous avait
résisté pendant des a n n é e s en nous oppo–
sant des moyens dilatoires, son éternelle
procraslination, et tout à coup nous lui don –
nons raison ; parce que nous avons un accès
de fatigue et de d é c o u r a g eme n t , parce que
nous ne pouvons pas mener de front ces
deux entreprises, nous lui disons: Vous avez
raison ; nous allons laisser l'Arménie do
côté ; c'était la toile qui était sur notre
métier, nous allons l'en d é t a c h e r pour y
mettre la Macédoine. A h ! la belle mé t h o d e
à la Pénélope ! et comme cela va nous mener
à de beaux r é s u l t a t s !
Ce n'est pas, en outre, la première fois
qu'on engage la conversation avec la Porte
sur la question de la Macédoine. 11 y a des
a n n é e s que nous nous en sommes occupés.
Nous sommes aujourd'hui dans cette é t r a n g e
situation qu'en l'an de grâce 1903, nous for–
mulons un nouveau projet en abandonnant
tout à coup la question de l'Arménie et que
ce projet est inférieur, infiniment inférieur
aux réformes qui, en 1896, avaient été pro–
mises et même accomplies —sur le papier —
par le Sultan. Car en 1896, sous l'impulsion
de l'Europe, le Sultan avait eu un bon mou--
vement ; il avait rendu un premier iradé qui
réformait la Macédoine et qu i contenait plus
de réformes que nous n'en demandons à
l'heure actuelle. Cet iradé avait élé transmis
officiellement à notre ministre des affaires
é t r a n g è r e s le 24 avril, par notre ambassadeur
M . Cambon. Aujourd'hui i l est lettre morte,
on n'en parie plus et nous demandons infi–
niment moins que nous n'avions obtenu
en Î896.
fl y a 23 ans é g a l eme n t , on s'était occupé
de la Macédoine. A la suite du traité de Ber–
lin, une conférence avait eu fieu à Constan–
tinople dans le but d'organiser cette Turquie
d'Europe reconstituée. On venaitde détruire
la grande Bulgarie créée parle traité de San
Stefano et on sentait qu'il fallait s'efforcer
d'exécuter le traité de Berlin ; que l'Europe,
ayant pris la responsabilité de recréer une
nouvelle Turquie, devait régler les modalités
de sa vie. De cette conférences entre les
grandes puissances est sorti, au mois d'août
1882,
le projet qu'on a appelé le projet orga–
nique, le statut de la Macédoine.
Ce projet admirable de tout point a é t é
soumis à la Porte; celle-ci a fait la promesse
positive, non seulement de l'examiner, mais
encore de le mettre en œu v r e . Depuis lors,
on n'y a plus songé. Le temps a passé; la
diplomatie a autre chose à faire et aujour–
d'hui, quand on reprend la question, ce
n'est plus sur le terrain de 1896 ou sur celui
de 1882, c'est en abandonnant totalement ce
qui nous avait été accordé à ce moment.
(
A pplaudissemenls.)
Ce n'est pas tout. Nous ne nous plaçons
même pas sur les terrains sur lesquels nous
sommes invincibles vis-à-vis de la Porte ; if
y en a deux. Il y a deux armes irrésistibles.
L'une, c'est d'invoquer le verdict d e l à cons–
cience universelle, le mandat du monde
civilisé, du genre humain, contre le bourreau
de l'Arménie. L'autre, c'est d'invoquer le
droit écrit, le droit conventionnel, tel qu'il
résulte des traités qui ont été synallagmati-
quement signés. Le traité de Berlin ne con–
tient pas seulement deux articles, les articles
23
et 61 qu'il peut sembler urgent de rappe–
ler au Sultan. Il y a plus : i l y a le traité tout
entier, l'acte solennel, en vertu duquel et
duquel seul i l existe. Or, dans les négocia–
tions actuelles, on parle de tout, sauf des
articles 23 et 61, ces articles qui contiennent
le germe de la solution nécessaire, mais au
sujet desquels i l ne faut pas croire qu'ils
soient les seuls utiles. Ca*, lorsqu'il est
question de traités, i l faut envisager tout le
traité tic Berlin et aussi tous les traités,
celui de Berlin tout entier en 1878, et celui
de Paris en 1856, tous les actes par lesquels
l'Europe a reconstitué la Turquie, l'a prise
sous sa protection, a lait de l'empire otto–
man son pupille ; elle en est le tuteur, elle
en est responsable et elle n'a pas le droit de
décliner cette responsabilité.
(
Applaudisse–
ments.)
Enfin, et c'est la d e r n i è r e critique que je
ferai à ce sujet, i l ne me semble -pas seule–
ment s i n g u l i è r eme n t mal venu. Comment,
on vient nous offrir des réformes que j'es–
time insuffisantes, dans lesquelles on ne
touche ni à la question des milices, ni à la
question de justice, ni à la léforme profonde
des imp ô t s , puisqu'on ne touche qu'à la
dlme; on nous offre un gouverneur qu i sera
sans doute meilleur que les valis actuels —
il n'y aura pas fort à faire, — mais qui sera
dans la main de l'homme d ' Y l d i z - K i o s k ; on
nous offre une gendarmerie qu i n'aura pas
des cadres solides recrutés parmi les Eu r o –
péens. Ce n'est pas tout. Lors même qu'on
nous offrirait tout ce que nous demandons,
lors même qu'on nous apporterait une cons–
titution admirable rédigée par un législateur
parfait pour des hommes parfaits, je dirais
que cela ne servirait à rien tant qu'on n'y
ajouterait pas la clause indispensable qu i
est la garantie de toutes les réformes en
Turquie, c'est-à-dire la surveillance et le
contrôle de l'Europe exercés pai
v
une Com–
mission permanente. Voilà" la condition du
succès.
(
Applaudissements
répétés.)
Toutes les réformes qui ont réussi en
Turquie — i l y en a quelques-unes que mon
collègue M . Cochin vous a rappelées — n'ont
réussi que parce que l'on s'est inspiré de la
nécessité absolue d'en contrôler avec vigi–
lance l'exécution. Tant qu'on laissera e n t r é
les mains du Sultan le soin de tenir ses pro–
messes, nous serons j o u é s et dupes; ce n'est
que quand nous serons sur son dos pour le
surveiller dans ses actes, dans ses intentions
et dans ses d éma r c h e s , que nous obtiendrons
fe résultat nécessaire.
(
Applaudissements.)
Par c o n s é q u e n t , tout en reconnaissant la
bonne volonté dont a fait preuve notre m i –
nistre des affaires é t r a n g è r e s , tout en recon–
naissant qu'il a semblé, à un moment, avoir
un juste souci de ce qui se p r é p a r e en
Orient, je suis obligé de déclarer que nous
allons assister de. nouveau à ce que j'appel–
lerai la faillite et la banqueroute du concert
européen en Europe.
Avant d'esquisser très rapidement la solu–
tion que je c o i s opportune et nécessaire, je
voudrais rechercher quelles sont les causes
de cette faillite qui se renouvelle si souvent
dans les actes de la diplomatie e u r o p é e n n e
en Orient. Ces causes ne me semblent pas
difficiles à discerner. 11 en est d'abord une
très générale et c[ue nous devrons souvent
invoquer, même lorsque nous parlerons du
malaise de nos sociétés occidentales : c'est
l'état de paix a rmé e de l'Europe. Cet état de
paix a rmé e a une c o n s é q u e n c e assez para–
doxale : tout le monde est a rmé jusqu'aux
dents et chacun craint qu'en faisant le moin–
dre mouvement, en mettant en œu v r e la plus
petite partie de ces forces accumulées, on
ne d é t e rm i n e une avalanche. Personne n'ose
bouger et le r é s u l t a t é t r a n g e de cette accu–
mulation de forces est une faiblesse générale
et universelle.
(
Vifs applaudissements.)
Une autre raison est que la diplomatie
s'est a c c o u t umé e , en ce qui touche la ques–
tion d'Orient, à formuler ce que j'appellerai
des dogmes, c'est-à-dire à prendre le résultat
d'expériences s'appliquant très justement à
telle phase de la question d'Orient et non à
telle autre, à le formuler en un axiome, à le
Fonds A.R.A.M