de Patras, de Salonique, de Samos, de Chio
dont vous vous rappelez le profond retentis–
sement dans toute l'Europe.
Dans quelle situation l'Europe se trouvait-
elle à cette é p o q u e ? Elle était au lendemain
des 25 ans de guerre de la Révolution et de
l'Empire. L a Sainte Alliance venait de se
former, essayant de constituer une sorte de
fédération des souverains. Des c o n g r è s
avaient d o n n é s le mandat de r é p r i me r la
révolution à la France, en Espagne; à l'Au–
triche, à Naples, dans le Piémont, dans toute
l'Italie; à la Russie, en Pologne. Le retentis–
sement de ces massacres fut tel, le soulève–
ment fut tellement universel à la voix des
grands poètes dont, on vous parlait, Victor
Hugo, Lamartine, Bérenger, Ryron, que la
diplomatie de la Sainte Alliance elte-môme
dut s'émouvoir, que les puissances durent
marcher; les trois escadres b r û l è r e n t la
flotte du sultan à Navarin et i l sortit de cette
crise le royaume de Grèce, c'est-à-dire le gage
d'une ère nouvelle.
(
Applaudissements.)
Nous assistons, à l'heure actuelle, à des
p h é n omè n e s absolument analogues à ce qui
s'est passé plus près de nous en 1876. Il y
avait eu d'abord, à cette date, je dirai comme
lever de rideau, correspondant dans une
certaine mesure à l'insurrection ma c é d o –
nienne d'aujourd'hui, les insurrections de la
Rosnie et de l'Herzégovine; comme équiva–
lent des massacres de l'Arménie, i l y avait
les atrocités bulgares ; comme contre partie
-
des récents voyages du comte de Lamsdorf,
il y eut le célèbre voyage du général fgnatief.
Des conférences successives se tinrent à
Constantinople et à Londres. On élabora des
projets de réformes excellents. Malheureuse–
ment l'Europe ne sut pas allerjusqu'aubout:
elle négocia là où i l fallait commander. On
glissa d'abord dans la guerre serbe, puis dans
la guerre turco-russe. .
L'Europe ne retrouva son énergie que
quand les troupes d'Alexandre II comptè–
rent devant les murs de Constantinople et
quand les préliminaires de San Stefano fu–
rent signés, préliminaires qui apportaient
une solution à la question d'Orient en chas–
sant la Turquie de l'Europe et en créant une
grande Bulgarie. L'Europe déchira ces préli–
minaires et grâce à l'initiative de l'Angle–
terre qui avait envoyé sa flotte dans la baie
Je Besika et grâce aussi à la façon particu–
lière de t émo i g n e r sa reconnaissance du
prince de Bismarck qui se plut à payer sin–
gulièrement à la Russie les services qu'elle
l u i avait rendus en 1870, le Congrès de Ber–
lin déchira l'œuvre de San Stefano, i l res–
taura la Turquie et sous prétexte qu'on re–
doutait sa destruction, i l réédifia cet é d i –
fice caduc et branlant qui est plus dangereux
que les ruines même s ne pourraient en
ê t r e .
Je redoute que nous entrions dans une
voie analogue et qu ' à f'heure actuelle, en
présence d'une situation presque identique
à celle de 1876 des fautes semblables ne
soient commises et que cette récidive ne
nous amè n e à des résultats du même genre.
En quelques mots, je voudrais ajouter
quelques touches au tableau tracé tout à
l'heure de main de maître et vous parler de
la situation de l'Arménie et surtout de fa
Macédoine, sur laquelle mon collègue,
M . Denys Cochin, n'a pas insisté. Je n'ai pas
l'intention de revenir en ce moment sur les
é v é n eme n t s de 1894 à 1896. On a tout dit à
ce sujet. Nous avons encore dans les oreilles
le cri de détresse qui fut jeté par ce peuple
malheureux, se réveillant entre les mains des
assassins. Ce qui frappa surtout le monde
civilisé, c'est qu'il ne s'agissait pas de
l'explosion soudaine d'un fanatisme popu–
laire. Non, c'était la barbarie organisée, le
massacre c omme n ç a n t à heure fixe, finissant
à heure fixe, reprenant quand on en donnait
l'ordre, ensanglantant tout un continent,de–
puis les rives du lac de Va n jusqu'aux bords
de la mer Egée, j u s q u ' à Constantinople
même , sous les yeux du sultan, de celui
qu'on a flétri du nom de Grand Assassin.
(
Applaudissements.)
L'Europe intervint à ce moment dans une
certaine mesure; sous l'impulsion de la
conscience du genre humain, la diplomatie
s'était l é g è r eme n t ému e , on s'était mis en
mouvement; on avait rédigé le
mémorandum
de mai 1895 et on avait même , à un moment
d o n n é , parte de certaines mesures de coerci–
tion à exercer sur le sultan.
Puis, tout s'est tu ; on a r e n o n c é à cette
action. Le Concert Eu r o p é e n a fait faillite.
Certaines personnes p r é t e n d e n t bien que la
mé t h o d e lente, douce que l'on avait prise,
avait été la bonne, et qu ' à l'heure actuelle le
calme se serait rétabli. En effet, nous n'en–
tendons plus ces clameurs de détresse de
tout un peuple. Mais d'aigu, le mal est de–
venu chronique et fe d é s o r d r e n'en persiste
pas moins en Armé n i e .
Quand les débris du peuple a r mé n i e n sont
r e n t r é s dans leurs foyers, ils ont trouvé
exactement le même r é g ime dont ils avaient
eu à souffrir de 1894 à 1896. Ils sont encore
aux prises avec ces r é g ime n t s hamidiés, avec
l'armée régulière elle-même, avec ces Kurdes
excités par les autorités et lancés sur les po–
pulations a rmé n i e n n e s , avec les fonction–
naires eux-mêmes qui reçoivent le mot d'or–
dre d ' Y l d i z -K i o s k . Ils sont pillés, pressurés
de toute façon ; ils doivent payer la d îme
deux ou trois fois, leurs biens leur sont en–
levés tous les jours, la sécurité de leur vie
même n'existe pas; la liberté de circulation
est totalement s u p p r i mé e dans les vilayets
qui forment l'Arménie. Nous avons', à ce
sujet, des récits circonstanciés, authentiques
qui d émo n t r e n t cette malheureuse situation.
On continue à ravir et à violer leurs femmes
et leurs filles, à convertir par force leurs en–
fants. L a plupart de leurs notabtes sont j e t é s
en prison. Quelques-uns de leurs é v ê q u e s y
sont encore depuis bien des mois.
Ces choses, nous les avons publiées, r é p é –
tées, j o u r a p r è s jour, et cela, non pas d'après
des informations de fantaisie, mais grâce à
des renseignements circonstanciés et au–
thentiques qui nous parvenaient à travers
mille difficultés; elles ont été publiées dans
ce courageux organe qui s'appelle
Pro Ar–
menia.
(
Applaudissements.)
Mais j'ajoute que je mets les gouverne–
ments au défi de publier un Livre Jaune ou
un Livre Bleu, si soigneusement édité et
e x p u r g é qu'il puisse être, quand même i l ne
serait qu'un recueil de morceaux choisis,
sans nous apporter à chaque page ta confir–
mation officielle des faits que je viens de citer
b r i è v eme n t .
Je pourrais vous donner lecture de lettres
que nous avons reçues, par exemple de la
province de, Moush, qui d émo n t r e n t qu'en
mars, en juin, en septembre de l'année der–
nière, la situation était plus grave encore
que je ne l'ai d é c r i t e ; je pourrais lire des
lettres de quatre ou cinq autres provinces
de l'Anatolie, mais ce serait une litanie mo –
notone. Je préfère vous dire que tes fonc–
tionnaires a rmé n i e n s e u x -même s , ceux qui
r e p r é s e n t e n t la partie officielle de la nation,
qui sont c h a r g é s de la défense de ses i n t é –
rêts, mais qui, étant en rapports constants
avec le gouvernement ottoman, finissent par
perdre de leur énergie, n'ont cependant pas
pu supporter l'état actuel. A u mois d'août
dernier, le Patriarche l u i -même a d o n n é sa
démission en la motivant sur des conver–
sions forcées que l'on imposait à des A r mé –
niens, sur ce qu'un trop grand nombre de
notables a rmé n i e n s avaient été jetés en p r i –
son et sur la conduite intolérable des gen–
darmes du sultan supprimant toute liberté
de circulation. On l'a forcé à reprendre sa
démission. Le malheureux a du commen–
cer à jouer ce rôle difficile d'être à la fois le
r e p r é s e n t a n t de l'autorité près de l'Arménie
et le r e p r é s e n t a n t de l'Arménie a u p r è s de
l'autorité.
L a situation n'a donc pas c h a n g é et nous
voyons ce p h é n omè n e é t r a n g e d'une popula–
tion qui est une population rurale, attachée
par foutes les fibres de son être à son ter–
roir, à son foyer domestique, tellement per–
sécutée que, la situation lui devenant absolu–
ment intolérable, elle émi g r é en masse. Ces
malheureux, au nombre de plusieurs m i l –
liers, comme des épaves flottantes, ont erré
d'un bout de l'Anatolie à l'autre, ils ont
cherché partout un asile et sont allés frapper
vainement — à la porte de l'Arménie
russe.
On a d ema n d é au gouvernement français
par notre i n t e rmé d i a i r e d'intervenir en leur
faveur; nous avons essayé d'obtenir que la
France étendit sur eux sa protection. 11 a
fallu y renoncer parce que les circonstances
étaient trop défavorables; la diplomatie n'a
pas voulu tenir le langage qu'elle aurait dû
tenir et ces malheureux ont dû r é i n t é g r e r
leur foyer dépouillés et retomber sous le
j oug qu'ils avaient voulu fuir.
On a osé dire que cette population n'était
pas intéressante ; car i l faut remarquer que,
si à certains moments on leur conseille
d'être très prudents et de ne pas se livrer à
des agitations révolutionnaires et subver–
sives, à d'autres moments, on leur reproche
d'avoir été trop mo d é r é s , trop dociles,
d'avoii tendu la gorge comme des agneaux,
d'être allés à l'abattoir en bêlant. A h ! certes,
il est facile de faire de l'héroïsme pour au–
trui au coin de son feu, les pieds sur les che–
nets et en lisant son journal.
(
Applaudisse–
ments.)
Mais je voudrais que ceux qui parlent
ainsi tinssent compte du passé, de ces iongs
siècles d'oppression pendant lesquels ces
populations ont été des parias h é r é d i t a i r e s .
Ces hommes n'avaient pas le droit de porter
des armes ; un fusil dans un village était
considéré comme un p h é n omè n e extraordi–
naire et ce fusil, cet unique fusil, a m ê m e j o u é
quelquefois un rôle considérable dans les
insurrections dernières. Puis, a-t-on donc
oublié cette h é r o ï q u e défense des monta–
gnards de Zeïtoun dans leur n i d d'aigles
inviolable? A-t-on oublié ces h é r o s qui ont
sacrifié leur vie à Constantinople dans une
entreprise d é s e s p é r é e ? N'ont-ils pas mo n t r é
que si l'Arménie avait fourni beaucoup de
victimes, elle pouvait n
w
ssî ci l'occasion four–
nir beaucoup de héros !
(
Applaudissements.)
L a situation est donc aussi intolérable
qu'elle a jamais pu l'être. U n long g é –
missement de d é s e s p o i r ne cesse de
partir de ces provinces. Je ne p r é t e n d s
pas que la diplomatie occidentale, ni sur–
tout que la diplomatie française ait été insen–
sible à ces appels. Non ; chaque fois qu'un
crime est commis,mais longtemps après, elle
va protester à la Sublime Porte ou auprès
du Sultan et, chaque fois, ce sont de bonnes
paroles, des désaveux, des promesses. On
s'en contente et c'est toujours à recommen–
cer et rien n'est fait et c'est ainsi que fa
question a rmé n i e n n e s'est aggravée dans ce
dernier quart de siècle.
A l'heure actuelle, elle n'est pas seule à
l'ordre du jour : nous nous trouvons en face
d'une question plus ancienne sous certains
rapports, mais qui avait semblé sommeiller
pendant un certain temps et qui s'est réveil–
lée pendant ces derniers mois, je veux parler
de la question ma c é d o n i e n n e . Je comprends
parfaitement toutes les difficultés du pro–
b l ème qu i se dresse devant nous et je n'ai
nulle intention de les escamoter ou de les
a t t é n u e r .
Tout d'abord la situation g é o g r a p h i q u e
e l l e -même de la Macédoine aggrave singu–
lièrement ces difficultés. Encore qu'elle soit
en Europe, i l y a bien des parties de l'Asie
intérieure qui sont moins asiatiques. Encore
qu'elle ne soit qu ' à quelques heures de ces
centres de civilisation qui S'appellent Vienne
et Buda-Pest, on dirait qu'elle est un pro–
longement de l'Orient en pleine Europe;
elle est aussi un prolongement et comme
une enclave de la féodalité du mo y e n - â g e
en plein xx" siècle.
(
Applaudissements.)
On a spirituellement c omp a r é la configu-
Fonds A.R.A.M