au désespoir de n'avoir pu les d é n o n c e r plus
tôt. J'avais eu la notion des massacres de
de l'Arménie par les livres de M . Clemenceau
et par les récits du père Charmetant; mais,
j'avoue que je m'étais dit : « M . Clemenceau
exagère, par passion politique ; et le père
Charmetant inquiet pour ses œu v r e s , nous
conte en vérité des attentats auxquels on ne
peut croire. » J'ai dû bientôt m'incliner et
leur rendre justice. Un joui-, aux eaux, j ' a i
r e n c o n t r é un i n g é n i e u r revenant, d'Arménie :
il s'était trouvé, m'a-t-il dit, devant une
ville livrée au pillage. Un caïmacan avec ses
troupes, l'arme au pied, était devant la ville.
On entendait des appels, des cris .affreux.
L'ingénieur demanda au caïmacan s'il n'allait
pas intervenir et rétablir l'ordre ; et celui-ci
de r é p o n d r e , en regardant sa montre : « J'ai
l'ordre de laisser le temps voulu... »
(
Vive
émotion, cris : Assassin !)
Le silence le plus complet avait pesé sur
l'Europe. Aucune intervention n'avait eu
lieu : les flottes avaient semblé éviter les
mers de la Grèce et de la Turquie. Mais,
tout à coup, lorsque la petite et vaillante
population crétoise eut l'idée de réclamer sa
l i b e r t é ; o h ! alors, on vil le ciel obscurci par
la fumée des grands navires, la mer bouil–
lonner sous leurs étraves, et tous ces
monstres é n o rme s que produit la science
moderne, ces grands cuirassés hérissés de
tours et de canons, accourus de Toulon, de
Malte, de la Spezzia, se ranger autour des
côtes de la Crète. Le canon retentit. 11 est
vrai que les obus éclataient sur des rochers.
J'ai lu une note de l'Agence Havas, à
peu près ainsi conçue : Le
Camperdown,
navire anglais, avec ses gros canons, ouvrit
le feu ; toute la flotte e u r o p é e n n e se joignit
à lui peu à peu, et le bombardement dura tout
le jour, contre le fortin d'izzaddin, à l'entrée
de la Sude. On assure qu'un insurgé a été
tué. »
(
Applaudissements el rires.)
Quel imprudent !
Pourquoi cet effroyable d é p l o i eme n t de
forces '?
Je disais en c omme n ç a n t qu'il y a des
jours où la politique des nations cède le pas
à leurs passions généreuses. On n'était point
à l'un de ces jours-là.
Athènes voulait é t e n d r e son pouvoir sur
la Crète suppliante : Athènes était-elle cou–
pable ? Non , même d'après les traités. L a
conférence de Constantinople tenue après le
"
Co n g r è s de Berlin lui avait fait espérer, en
Epire, une rectification de la frontière, re–
portée au-delà du Pinde. L'Europe n'avait
pas tenu cette promesse. Et si l'Europe voyait
un danger à é t e n d r e la Grèce du côté du
Nord, vers la Macédoine, indécise et agitée ;
pourquoi ne pas l'indemniser en lui donnant
la Crète, unanime à souhaiter d'être d o n n é e
à elle? L'occasion était bonne en vérité. —
Malheureusement la Crète ne p o s s è d e pas
seulement de grands souvenirs historiques
et de maigres oliviers : elln a une rade ma–
gnifique, la baie de la Sude — Et les con–
voitises des puissances, inquiètes de l'an–
nexion à la Grèce, s'arrangeaient mieux du
statu quo, ou même , comme i l a été convenu
depuis, d'une précaire et fragile autonomie.
Voilà pourquoi, si je me rappelle bien
leurs noms formidablos :
le Foudroyant, la
Dévastation,
l'Andréa Doria, le Camperdown
et bien d'autres avaient quitté leurs ports
d'attache. Ils établirent autour de la Crète
un blocus que les diplomates d é n ommè r e n t
un blocus pacifique. Je voudrais bien savoir
ce que peut être un blocus pacifique ! Le
Pirée fut aussi pacifiquement b l o q u é par les
flottes des puissances, tandis que la Grèce,
s'étant privée au profit des Cretois d'un de
ses trop rares bataillons, envoyait bravement
les autres au-devant des troupes dix fois su–
périeures en nombre du Sultan.
Le souvenir n'est pas glorieux pour l ' E u –
rope civilisée. 11 ne faut pas ajouter aux
mots trop d'importance : pourtant l'autre
jour, à la Commission du budget, entendant
discuter les dépenses des navires en cons–
truction et r é c emme n t d é n ommé e s , je me
disais : Imagine-t-on la
Justice,
la
Liberté,
la
Démocratie,
lançant de gros obus sur la
Crète insurgée ; et enfin — paradoxe plus
é t r a n g e —
l'Ernest Renan
braquant ses ca–
nons surl'Acropole? (
Vifs applaudissements el
rires.)
De tont cela cependant, car la justice finit
par s'imposer, il est resté quelque chose, l'in–
d é p e n d a n c e de la Crète et j espère que ce sera
b i e n t ô t le rattachement de la Grèce.
Ap–
plaudissements.)
Serai-je contredit, quand j'assurerai de
nouveau que la tâche de r é s o u d r e les pro–
blèmes redoutables soulevés en Armé n i e et
en Macédoine est aujourd'hui plus facile
qu'elle ne l'était autrefois ? 11 y a à cela une
première raison : dans l'ancien état de la
politique, l'Europe, la Russie et l'Angleterre
regardaient jalousement Constantinople. Je
ne p r é t e n d s pas que la Corne d'Or et les
Dardanelles soient devenues négligeables et
que le principe qui consiste à laisser si l'on
veut la possession d'un point s t r a t é g i q u e de
premier ordre à un peuple faible, mais de
ne point le laisser prendre par un peuple
f o r t—do i v e être a b a n d o n n é . Né a nmo i n s , i l
est visible que les intérêts des nations c h r é –
tiennes sont bien moins qu'autrefois res–
treintes au vieux territoire de l ' Eu r ope ;
qu'elles se sont lancées à travers le monde,
et. l'ont couvert de leur influence, de leur
commerce, de leurs colonies.
Que la Russie, au lieu de retomber tou–
jours du côté de Constantinople, comme en–
traînée par une pente naturelle, a porté,
depuis que le Congrès de Berlin l'a arrêtée
à San-Stefano, ses ambitions vers la Chine
et la Corée, et qu'enfin la question d'Orient
n'est plus ce qu'elle était au temps de Gort-
chakoff, de Disraeli et de Bismark.
(
Vifs
applaudissements.)
L a tâche sera plus facile
aussi parce que des expériences de réformes
ont été faites ; ce n'a pas été en vain, a p r è s
tout, que la question d'Orient a été traitée
tant de fois et qu'elle a coûté tant de peine
et tant de sang.
Le prince Gorshakof, risquant un assez mé –
diocre calembonrg, à peine excusable pour
un Busse, disait : « La question d'Orient,
l'avenir de la Turquie, je les r é s ume ainsi :
autonomie ou anatomie. »
(
Rires.)
Les deux
p r o c é d é s ont été essayés : l'anatomie a été
p r a t i q u é e après le traité de Berlin. Les atro–
cités bulgares ont été payées par la création
des principautés danubiennes i n d é p e n d a n t e s
et la prise par l'Autriche de la Bosnie et de
l'Herzégovine.
L'autonomie a été essayée aussi : c'est le
r é g ime qui a été concédé autrefois à Samos,
on peut le dire aussi à la Syrie; enfin, ré–
cemment, et d'une manière plus complète, à
la Crète.
Que l'on essaye en Armé n i e , en Macé–
doine, sous la surveillance indispensable
de l'Europe, l'un ou l'autre système.
Si la séparation complète est difficile que
l'on donne à ce malheureux pays un gouver–
neur désigné, agréé du moins par les puis–
sances, et une assemblée des notables. L a
France a d o n n é le r é g ime au Liban, i l y a
quarante-trois ans.
Alors aussi des massacres avaient eu lieu:
les Druses s'étaient jetés sur les Maronites,
comme les Kurdes sur les A rmé n i e n s . Nous
fîmes l'expédition de Syrie, en un temps où
la question d'Orient était plus b r û l a n t e qu'au–
jourd'hui. Grâce à nous ce pays a des gou–
verneurs chrétiens et un conseil élu. Nous
y avons r e n o u é la tradition séculaire. On y
parle français. On y bénit le nom de là
France.
(
Applaudissements.)
Il n'y a donc qu ' à profiter de l'expérience
acquise.
Elle d émo n t r e d'abord que rien ne se fera
que par l'action directe de l'Europe. Hors
de là, i l ne faut attendre que des promesses,
des mensonges et le retour des horreurs dont
je vous ai fait le trop long récit.
Voilà ce qu'on peut faire et ce que feront
nos hommes d'Etat, mais à une condition :
c'est que l'opinion publique les soutiendra.
Et voilà pourquoi nous sommes devantvous.
Vous devez faire sentir à nos hommes d'Etat
que la hardiesse est nécessaire et que vous
leur donnez toute latitude, parce que la jus–
tice, l'humanité et l'honneur sont en jeu.
Il faut que l'opinion publique française
fasse entendre à nos ministres que devant
des infamies comme celles que j ' a i décrites,
elle leur demande d'agir et d'agir prompte-
ment. Nous oublions nos divisions, quelques
profondes qu'elles soient, pour apporter
ensemble aux pouvoirs publics cette somma–
tion nécessaire.
(
Vifs
applaudissements.)
Vous le pouviez, vous, nos adversaires
d'hier et de dema i n ; et l'âpreté des luttes ne
nous portera jamais à croire, q u ' à votre ma–
nière, avec d'autres principes, sous d'autres
lois, par d'autres chemins, vous ne voulez
pas comme nous les p r o g r è s de l'humanité
civilisée !
Nous le devions, nous chrétiens, à qui
notre croyance impose, comme un article de
foi, sous toutes les latitudes, et sous tous les
régimes, dans toutes les races et dans toutes
les religions, le respect de la personne hu–
maine, douée de raison, douée de conscience,
libre et responsable de ses acte* ; et égale
partout devant Dieu.
(
Applaudissements vifs
el prolongés.)
Discours de M. Francis de Pressensé
Dépnlé du Rhône
M KSI)AMËS, MESSIEURS,
Après l'éloquent et émo u v a n t exposé que
vient de vous faire mon collègue M . Cochin,
une question me semble monter à toutes nos
lèvres : comment se fait-il que cet état de
choses puisse se prolonger, s'éterniser, s'ag–
graver, et par quels moyens réussirons-nous
enfin à mettre un terme à ce qui est à la fois
un scandale, un défi à la conscience humaine
et une atteinte grave aux intérêts de l'Eu–
rope tout e n t i è r e ? Cette question se pose
d'autant plus naturellement que dans les
faits qui viennent de vous être r e t r a c é s par
M . Cochin, nous n'avons pas seulement as–
sisté à une sorte de retour offensif de la
barbarie, à un mouvement s p o n t a n é de fana–
tisme.populaire qui serait a s s u r éme n t pro–
f o n d éme n t déplorable, mais qui ne serait,
a p r è s tout qu'un incident, je dirai presque
qu'un accident dans une longue évolution,
qu'un épisode dans une longue histoire,
mais que ce que nous avons vu pendant ces
sombres a n n é e s dont on vous a rappelé le
souvenir, ça été une anarchie organisée, un
d é s o r d r e par ordre, des massacres comman–
dés. On peut dire que les vêpres d'Auatolie
ont été le couronnement du système hami-
dien qui continue encore à l'heure actuelle
et qui sévit avec i mp u n i t é sous les yeux de
l'Europe.
Puis, i l y a une autre considération. Ce
n'est pas la p r em i è r e fois que nous assistons
à des faits de ce genre. L'histoire de la Tur–
quie, presque à toutes ses pages, est souillée
de sang. Bien des chapitres de cette histoire
ont c omm e n t é comme ce lugubre chapitre
que traçait tout-à-l'heure M . Cochin, mais
beaucoup se sont terminés différemment. On
vous a rappelé le souvenir de la seconde
décade de notre siècle, de l'insurrection de
la Gr è c e ; on vous a mo n t r é cette nation se
réveillant tout à coup et, d r a p é e en quelque
sorte dans son glorieux passé, sortant du
tombeau à la voix de tous ses chefs, à la voix
de ses poètes, de ses savants, de ses mar–
chands, de ses klephtes eux-mêmes et aussi
sous l'impulsion de ta politique russe d'Alexan–
dre et de Catherine. A ce moment aussi,
quand l'insurrection c omme n ç a , les massa–
cres c omme n c è r e n t ; i l y eut les massacres
Fonds A.R.A.M