dans les rues d e l à capitale. Et ce, n'est qu'un
d é b u t — d é b u t de l'épouvantable série des
a n n é e s 1896 et 1897.
Qui a décidé tout cela? i l n'y a plus rien
sauf l'apparence, sauf la forme, qui ressem–
ble à un gouvernement r é g u l i e r ; le gouver–
nement turc, la Porte n'existe plus que de
nom; tout est décidé au [fond du Palais à
Y l d i z - K i o s k entre le sultan et quelques
favoris. Là remonte toute responsabilité. Et
devant ce pouvoir absolu et cruel personne
ne peut r é p o n d r e s'il sera le lendemain ma î –
tre de ses biens et do sa vie.
Ils le savent bien, les exilés ottomans;
car, ainsi que vous le disait M . d'Estour–
nelles,- c'est aussi bien pour les Ottomans
o p p r imé s que pour les chrétiens que nous
parlons i c i — ces exilés qui s'appellent
Midhat, Pacha, mort aujourd'hui, Mahmoud
Pacha qui avait été ministre de la Justice et
qui, pour avoir essayé de rendre quelque
justice s'est vu bien vite exilé et c o n d a mn é
à mort. Il l a bien vu aussi. Fuad Pacha le vail–
lant soldat de la guerre contre la Russie, le
glorieux défenseur de son pays, maréchal turc
qui lors des massacres de Constantinople ou–
vrit les portes de sa maison à des fugitifs.
De r n i è r eme n t i l alla rendre visite au sultan
sur son ordre; en sortant i l ne trouva plus
sa voiture, et comme i l était âgé et malade,
il se plaignait de ce contretemps. 11 rencontra
alors'le préfet de police qui lui d i t : Mo n –
sieur le Maréchal votre voiture n'est pas là ;
en grâce acceptez la mienne : elle va vous
mener chez vous. » Fuad Pacha accepte en
remerciant. Et i l a disparu. Il végète on ne
sait où en Arabie
(
Applaudissements).
Si l'on pense que j ' e x a g è r e , on a aujour–
d'hui le journal, le procès-verbal d'un té–
moin. C'est r émo u v a n t récit écrit jour par
jour par Mme Carlier veuve de notre consul
à Sivas; permettez-moi de rendre hommage
à cette vaillante femme et à son mari.
(
Applau–
dissements.)
M'«e Carlier était dans les montagnes
fuyant pour son jeune en tant la chaleur et la
poussière de la ville : « 11 faut revenir lui dit
son mari, i l se p r é p a r e des é v é n eme n t s . » A u
bout de quelques jours, sans émeute, sans
soulèvement — sans autre chose que l'écho
des plaintes habituetles
—
on voit, non pas
la populace, mais les troupes menées par le
préfet, par le général s'élancer dans les mai–
sons et massacrer les habitants. M'"e Carlier
nous fait la description touchante et admi –
rable de la colère de son mari impuissant;
elle rappelle la belle parole de Melchior de
Vogue sur ces consuls perdus si loin et qui
essayaient de faire avec rien quelque chose
qui r e s s emb l â t encore à l a puissance de la
France.
En effet, ce consul n'avait pour toute
force que son cavas, un fidèle Ëpirote qui
veillait à sa porte. 11 avait aussi le dra–
peau français qui fut respecté comme celui
des autres puissances : je m'en félicite; mais
je remarque, en même, temps quel ordre a
régné dans ces meurtres administratifs!
M . et Mme Carlier remplissent leur maison,
leur jardin trop étroits, de la foule éperdue
de ces malheureux me n a c é s de mort, affolés,
sans défense, presque sans raison, car ils
ne. savent pourquoi une menace é p o n v a n -
tahle fond sur eux et sur leur famille; ils
n'ont qu'un espoir et ils accourent vers le
consulat de France et aussi vers deux mai–
sons de religieux français pour se cacher
sous les plis de notre drapeau.
(
Applaudisse–
ments.)
Ces faits se répètent partout, à Diarbékir,
à Trébizonde où M . Meyrier notre consul
donna aussi un grand exemple de vaillance
et d ' h uma n i t é .
A T r é b i z o n d e , la maison des frères des
écoles c h r é t i e n n e s servit d'asile à une foule
d ' Armé n i e n s é p e r d u s . L a terreur règne par–
tout.
L'horreur l'ut
peut
-
être plus grande que
partout ailleurs, dans cette ancienne Edesse,
qui s'appelle, aujourd'hui, Orfa. Cette ville
subit un siège de plusieurs jours.
On s'est é t o n n é que tant d'êtres humains
soumis à de pareilles abominations, à de
pareilles boucheries, n'aient pas essayé de
défendre leur vie. Ils l'ont fait quand ils
l'ont pu. Un district des montagnes, au
centre duquel se trouve la ville de Zeitoun,
a résisté et repoussé tes Turcs; i l demeure
encore comme un petit ilôt à peu près indé–
pendant, après une défense h é r o ï q u e .
A Orfa, on se défendit pendant deux jours,
mais sur un signal, l'assaut fut d o n n é , la
ville prise et tous les habitants passés au fit
de i'épôe. C'est là une expression que l'on
trouve dans les anciennes histoires relatant
des sièges, des guerres. L a guerre n'est point
une excuse, les vaincus devraient être sacrés.
Mais eidin, i l y a des passions déchaînées et
des rancunes. Ici tout se passe en pleine
paix, sur un ordre d o n n é : les troupes
entrent dans cette ville et tuent les habi–
tants!
Une foule s'était réfugiée dans la cathédrale;
elle s'entasse dans les tribunes. Des tri bunes,
comme seraient les balcons de cette salle.
Les meurtriers envahissent le parterre, et, à
coups de fusils, abattent les malheureux et
les font tomber des galeries. Puis, la chose-
n'allant pas assez vite, on enduit de pétrole
les piltiers de ces tribunes de bois, on met
le l'eu et on brûle toute cette foule. Ce n'est
pas la guerre. C'est une exécution adminis–
trative, une mesure prise en pleine paix par
un souverain qui a éprouvé le besoin de se
d é b a r r a s s e r d'une partie de ses sujets.
( \
ifs applaudissements.
Je ne continue pas le récit de toutes ces
horreurs.
Je ne vous décrirait pas l'immense mas–
sacre de Constantinople, accompli en 1895,
sous les yeux du sultan, et dont, une dépêche
de notre vaillant c h a r g é d'affaires, M . de la
Routinière a d o n n é l'affreux récit. Non, je
m'arrête : rien n'est monotone comme le
crime et comme le mal. Mais sachez que des
scènes semblables se sont produites dans
cent endroits, que les historiens les plus mo–
dérés estiment à 150 ou 200,000 le nombre
des victimes. Ce nombre fut probablement
bien plus grand, car i l ne faut pas compter
seulement les victimes du fer et du feu, mais
encore celles de la misère et de la faim qui
s u c c omb è r e n t ensuite.
Je d é t o u r n e donc les yeux et je me de–
mande ce que compte faire i'Europe. Demain
p e u t - ê t r e , probablement, les même s crimes
vont ensanglanter la Macédoine.
Optimiste de ma nature, je crois que la
tâche est plus facile aujourd'hui qu'elle ne le
fut en d'autres temps, et par suite, le devoir
encore plus impérieux..
Je rappelle d'abord que des engagements
solennels ont été pris et f r é q u emme n t re–
nouvelés. On me dira que les engagements,
s'oublient. Mais enfin, ils ont é t é pris trop
souvent, trop solennnellement, pour qu'il
n'en reste pas quelque chose. Lorsque l'An–
gleterre et la France unies en 1856, j u g è r e n t
de leur intérêt d'arrêter la Russie sur le
chemin de Constantinople, après avoir con–
sacré leur sang à cette œu v r e , a p r è s avoir
sauvé l'existence de la Turquie, elles lui
dirent :
«
Nous vous avons sauvé la vie. Mais nous
ne voulons pas avoir sauvé la vie à un gou–
vernent barbare »; et le projet de réformes,
est imposé et consigné dans le traité même
de 1858. C'est la condition de l'alliance et Dft
r é c omp e n s e promise à la victoire.
Plus tard, dans des circonstances ana–
logues, lorsque après les horreurs de la
Bulgarie, la Russie s'était lancée dans la
guerre et avait ma r c h é j u s q u ' à San Stefano.
L'Europe émue, s'interposa; non plus par la
voie militaire comme en 1858. Mais par la
voie diplomatique, on arrivaanx même s résul–
tats. Le congrès de Rerlin arrêta la Russie
et sauva la Turquie une l'ois encore. Mais les
puissances médiatrices renouvelèrent leurs*
imp é r i e u s e s
remontrances.
Elles
firent
plus, et par l'article 61 du traité de Berlin
elles réservèrent le droit de veiller à l'exécu–
tion des promesses laites par la Turquie.
Plus tard encore, a p r è s les horreurs dont
je vous parlais, un mémo r a n d um réunit,
en 1895, l'adhésion de toutes les puissances
e u r o p é e n n e s . Je sais bien qu'en 1896, lord
Salisbnry proposa des moyens de coerci–
tion. Mais i l semble qu ' à ce moment, le
concert européen cessa.
Que dis-je? 11 y eut des jours où ce Concert
sembla se reformer au profit du Sultan,
Ab d u l Hamid, qui ne prodigue pas à ses
sujets, les renseignements et les
Livres
jaunes,
osa, dit-on, s'en vanter devant eux.
Qu'était-il arrivé? Comme i l y a quatre-
vignts ans, les Grecs avaieut passé la fron–
tière de Thessalie.
Avec quel enthousiasme, autrefois, la
France les acclama et les seconda ; vous vous
en souvenez.
Ce fut une cause qui, alors aussi, associa
les partis contraires. On vit alors, la main
dans la main, en faveur des Grecs, Bonald
et Bérenger, Genoude et Benjamin Constant;
enfin, dans l'admirable effervescence de sa
jeunesse et de son génie, Victor Hugo chanta
ies exploits de Canaris et célébra la victoire
de Navarin. Je rappelle en passant que nous
avons soutenu aussi les dissidents ottomans,
quand ils ont voulu se libérer du j oug
quelques a n n é e s a p r è s la guerre d ' éma n c i –
pation de la Grèce : la France a-t-elle mar–
c h a n d é son concours à Mehémet-Ali, à Ibra–
him, et n'a-t-elle pas fait beaucoup p o u r s é p a -
rer de l'Empire ottoman cette Egypte, au–
jourd'hui devenue pour nous la cause de si
justes regrets?
(
Applaudissements.)
Mais, revenons aux é v é n eme n t s contem–
porains. Api'ès les horreurs d'.Orfa, de Trébi–
zonde, de Diarbékir, après les massacres
dans les rues même s de Constantinople, les
Cretois, ces Grecs délachés de la mè r e patrie,
oubliés par l'Europe dans ses traités, se
révoltèrent. On vit dans les montagnes de
la Crète, bravant le Pacha établi à la Canée,
une poignée de chevriers r é c l ame r l'indé–
pendance. Cette i n d é p e n d a n c e leur avait été
j u r é e ; par le pacte d'Halepa, vjngt ans
avant, le Sultan leur avait promis une cons–
titution, une petite assemblée urbaine r é u n i e
tous les deux ans seulement, pour cette
raison que les oliviers ne donnent des fruits
que de deux ans l'un, et que l'année où i l
n'y a pas d'olives le budget de la Crète ne
vaut vraiment pas la peine d'être discuté.
(/
tires el
applaudissements.)
Ces libéraux réclamaient donc l'exécution
d'un pacte qui était allô rejoindre les autres
promesses de réformes. Et la Grèce, tout à
coup, avait l'audace de leur tendre la main
et d'envoyer le colonel Vassos, avec un
bataillon, combattre dans leurs montagnes.
Or, pendant tous les massacres d'Arménie,
l'Europe était restée tranquille. 11 faut dire
qu'elle avait été t r omp é e par une é t r a n g e
conspiration du silence.
(
Applaudissements.)
Ces Livres Jaunes dont parlait tout à l'heure
M . d'Estournelles, nous les avions attendus
bien longtemps et j ' a i pu dire à un ministre
d'alors qu'il avait inventé une nouvelle
manière d'être historien. J'en connaissais
déjà deux : on peut être un historien philo–
sophe é t u d i a n t des laits très anciens et cher–
chant à d é g a g e r les grandes lignes, par
exemple, de l'œuvre de Richelieu ; ou bien
on peut être un chroniqueur, un journaliste,
un informateur mettant le public au courant
des laits du jour. Entre ces deux genres d'his–
toire, notre ministre en avait inventé un troi–
s i ème ; i l ne faisait ni la grande histoire,-ni
la chronique du jour, i l faisait la chronique
en retard;
(
rires)
et, à propos de ta Turquie,
il nous apprenait les crimes d'il y a trois ans.
Voilà ce que nous racontaient les Livres
Jaunes.
Oui, un silence é t r a n g e avait pesé sur
l'Europe à tel point qrie chacun -de nous,
apprenant ces é v é n eme n t s , par hasard, était
Fonds A.R.A.M