Discours de M. Denys Cochin, député de la Seine
ME S S I E UR S ,
Je ne veux que développer un peu les pen–
sées si françaises que mon collègue d'Es–
tournelles a exprimées si bien et montrer
que chez nous on oublie les querelles intes–
tines pour aller au secours des opprimés.
Il y a quelques a n n é e s M . Paul Càmbon
disait à Izzel Bey alors favori du sultan :
«
Votre maître a accompli un miracle; il a
mis toutes les Puissances d'accord. •> M . Paul
Cambon, diplomate expert et cœu r généreux
savait ce que valait ce miracle et combien i l
était difficile de mettre les puissances d'ac–
cord, même pour une bonne cause.
Le miracle continue et vous voyez se rap–
procher ici des hommes d'opinion et de parti
nettement opposés. Miracle moins difficile,
quand i l s'agit— en France — de défendre
ensemble la justice et l'humanité.
(
Applau–
dissements.)
M . d'Estournelles vous dit qu'il n'y avait
qu'une morale pour les gouvernements
comme pour les individus. Je le crois volon–
tiers. Mais i l n'est pas toujours facile de la
mettre en lumière.
Beaucoup de gens (je ne cite plus mainte–
nant les vrais diplomates) parlent de la
France, de l'Angleterre, de la Russie, de
l'Autriche comme d'illustres et puissantes
personnes auxquelles on n'a qu'à adresser
quelques mots de raison et de remontrance
pour être aussitôt entendu d'elles. Songez à
ce que ces grands noms r e p r é s e n t e n t de
forces, de passions diverses ! Dans l'en–
semble, cependant, un esprit, une volonté
dominante de fa nation se d é g a g e .
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y a, je le crois des âme s des nations, de
grandes âmes collectives formées de la
q u a n t i t é innombrable des âme s individuei-
fes. Ces âme s collectives ont leurs senti–
ments, et aussi leurs besoins. Le devoir de
l'homme qui gouverne est d'être sensible
aux uns, et d'être attentif aux autres. Diffi–
cile et redoutable devoir! Un particulier pour
ce qui le concerne, n'est jamais trop g é n é –
reux. Un homme d'Etat n'a pas toujours le
droit de l'être; et cependant sa prudence
doit céder parfois à de nobles e n t r a î n e –
ments. Il est là comme le médecin qui écoule
battre le cœu r ; sensible aux manifestations
de l'âme nationale et prêt à les utiliser soit
pour le bien du pays et son intérêt matériel,
soit pour sa gloire. Dieu merci, les appels de
la justice e t l ' h uma n i t é sont quelquefois aussi
entendus par l'àme collective des nations, et
elles ne cèdent pas fatalement aux seuls
arguments de l'intérêt matériel. S i ce que je
dis là est faux, si c'est un paradoxe et une
chimère, i l faudra rayer de l'histoire du
monde, une bonne moitié de l'histoire de
France.
En pareil cas, et si l'on veut que la p o l i –
tique devienne généreuse, i l faut cpie t'opi-
nion publique se montre et pèse sur les
hommes d'Etat. Il y a quelques années, un
homme a ému l'opinion publique anglaise,
c'était un grand, grand orateur et un noble
patriote, Gladstone. I l l'a lait dans un mo–
ment où i l n'était pas du tout prouvé (pie
f'intérêt matériet de l'Angleterre fut de
mettre ordre aux infamies qu i se commet–
taient en Turquie, fl commandait peut-être
fermer les yeux et d'attendre. Mais Glads–
tone d é n o n ç a les crimes et souleva l'opi–
nion. I l p r o n o n ç a à Glasgow un mémo –
rable discours, chef-d'œuvre de bon sens et
de cœur, et le termina par ces mots que
rappelait M . d'Estournelles : < Servez les
Armé n i e n s , parce que servir l'Arménie c'est
servir l'Europe. » Il avait raison; c'était ou
plutôt c'eut é t é sauver l'honneur de l ' E u –
rope et prendre en main la cause même de
la civilisation.
(
Applaudissements.)
Messieurs, i l y a, en effet, un contraste
épouvantable entre l'état du monde civilisé
tel que nous le voyons et les crimes de la
Turquie. Dans ce coin de l'Europe, les appa–
rences de civifisation ont p é n é t r é ; et tout-à-
coup, par te fait du gouvernement, les hor–
reurs de la barbarie ont tout-à-coup reparu.
Lorsqu'on fouille les vieilles annales de
l'histoire et qu'on l i t les relations des ex–
ploits épouvantables d'un Gengis-Khan ou
d'un Tamerlan, ou encore des sacrifices hu–
mains des anciens Mexicains, tes temps sont
si anciens, les mœu r s si différentes, tout cela
est si loin de nous, qu'à moins'd'être doué de
l'imagination d'un Vigny ou d'un Leconte de
Lisle nous n'apercevons plus le feu desincen
dies, et nous n'entendons plus les cris des
victimes.
L'horreur augmente singutièrement lors-
ue des scènes semblables se passent
ans une grande ville civilisée peu différente
des nôtres, dans une ville qui a ses maisons
à quatre ou cinq étages, ses usines à gaz,
ses tramways, ses places et ses t h é â t r e s .
Rappelez-vous que le vali est tout simple–
ment M . le Préfet, le caïmacan M . fe général
commandant la subdivision : et voyez les
troupes et la police requises par le premier,
dirigées par le second et occupées pendant
de longs jours à assassiner la population
sans armes. On gravit les escaliers, on p é –
nétre dans tes appartements. On relève,
avec ce tapage bien connu chez nous, les
devantures de fer des boutiques. Et partout,
et par centaines, à coups de b â t o n s , à coups
de revolvers, à coups de sabres, on assomme,
on é g o r g e des hommes, des femmes, des
enfants. Et dans des charrettes, on emporte
îeurs restes sanglants vers de. grandes fosses
que l'administration a fait p r é p a r e r .
(
Ap–
plaudissements.)
Tel est le spectacle que la Turquie nous a
d o n n é . En 1895, quelques troubles avaient
eu lieu dans un district reculé de l'Arménie,
le pays de Sassoun. A cette époque, ce nom
d'Arménie si connu aujourd'hui en France,
grâce au sultan, ne l'était g u è r e du public.
Aujourd'hui même encore, je rencontre des
gens qu i me disent : « D'où vous vient cet
intérêt pour tes A rmé n i e n s ? » C'est que d'a–
bord ce sont des hommes! puis c'est une
race qu i tient à la n ô t r e de près par son
origine et par de nombreux souvenirs.
Cette race a rmé n i e n n e , lettrée, polie, cul–
tivée, i n d é p e n d a n t e , est, parmi les races
blanches, une des plus anciennes. Ses mon–
tagnes, ses rivières portent des noms que
nous lisons dans les livres qu i racontent
l'origine des hommes. C'est le mont Ararat,
ce sont, vers îeurs sources,
ÏEuphrale
et
le
Tigre.
Franchissez de longs siècles et vous trou–
verez l'histoire de l'Arménie, rapprochée de
la n ô t r e ; et ce peuple, qu'on s'applique à
nous montrer si éloigné de nos mœ u r s et de
nos goûts, a eu, avec la France, les plus fré--
quents et les plus intimes rapports. Après les
croisades, i l a été g o u v e r n é longtemps par
des Français, les Lusignan. Les villages de
l'Arménie sont encore remplis d'anciens mo–
numents où les voûtes, les c r é n e a u x et les
ogives l'appellent au voyageur français les
cathédrales et les vieux manoirs de son pays.
On dit que ce peuple n'est qu'un peuple
de marchands—cela ne serait pas une excuse
pour le mettre à mort —on prétend qu'if n'a
pas le gout des arts, n i celui de la charrue,
ni celui des armes. Tout cela est faux. Les
A rmé n i e n s peuvent répéter les beaux vers
que La Fontaine met dans la bouche du
Paysan du Danube :
Nous cultivions en paix d heureux champs, etnos mains
Etaient propres aux arts ainsi qu'au labourage.
Ils ont leurs poètes. Ils ont leurs labou–
reurs. Et ils ont eu aussi leurs héros. Bagra-
tion, le Michel Ney de l'armé;; russe, t omb é
à la Moskowa, était le rejeton d'une de leurs
races princières.
A côté de ce peuple, en existe un autre,
les Kurdes, tout à fait impropre, celui-là, à
l'agriculture. Son rôle et ses mœ u r s évo–
quent en mo i un souvenir d'anciennes étu–
des d'histoire naturelle. S i r John Lubbock,
savant anglais, nous apprend qu'il existe
une espèce de fourmis qu i ont des esctaves;
si on leur ô t e leurs esclaves, elles ne peu–
vent plus vivre. Les fourmis paresseuses et
impérieuses attendent des fourmis nourri–
cières leur provende. Tels sont les Kurdes à
côté des Armé n i e n s .
Les Kurdes descendent de temps en temps
de leurs montagnes; ils tombent chez les
A rmé n i e n s et leur imposent un grand nom–
bre d'impôts de fantaisie qui s'appellent
Hafir, sous prétexte de la garde de leurs
bœufs ou de la protection de leurs champs
et qui ne sont que des assurances coûteuses
et insuffisantes contre le pillage.
De ces brigands, lé sultan a inventé de
faire des gendarmes; i l les a c o s t umé s et
constitués en un corps de cavalerie sous le
nom d'Hamidiés. Les r a n ç o n n eme n t s , les pil–
lages sont passés à l'état de subventions à la
gendarmerie.
Quelle vie! Quel gouvernement ! Et com–
ment cela n'expliquerait-il pas le soulève–
ment de ces populations intelligentes. En
Arménie, comme aujourd'hui en Macédoine,
celui qu i travaille n'est pas s û r de jamais
récolter le finit de son labeur; i l paie une
fois, deux fois au vali ou à l'aga, ou aux
Kurdes, ou aux Albanais, des impôts et ne
sait jamais où le mè n e r o n t le hasard et la
fantaisie.
Je sais qu'il est avec le gouvernement turc
des moyens de s'arranger. Un homme qui
connaît très bien la Turquie ne le disait-il i l
y a quelques jours. Je l u i demandais com–
ment i l pouvait se faire qu'on puisse être
c omme r ç a n t , propriétaire dans un pays où
on ne sait jamais combien de l'ois i l faudra
payer des impôts. « Il y a des accommode–
ments, me répondit-il, par exemple celui-ci :
le sultan ne paie pas ses fonctionnaires; i l
arrive qu'un percepteur ou un préfet vous
déclare qu'il meurt de faim ; fe sultan lui doit
10,000
l'r., i l offre alors la créance pour 3,000.
On emporte la créance de 10,000 fr. achetée à
bon compte, et avec un peu d'adresse on se
l'a fait reprendre pour 10,000 fr. dans le
compte de ses propres imp ô t s .
Cela est très ingénieux.
L a même personne me disait encore : « La
justice est bien singulière dans notre pays;
il-est un principe qu'il ne faut jamais ou–
blier, c'est qu'un mauvais procès vaut mieux
qu'un bon ; car ajoutait-il, cela ne coûte pas
ptus cher.
(
Applaudissements et rires.) »
Naturellement, ces moyens de s'en tirer ne
sont pas à la p o r t é e de tout le monde, sur–
tout à celle des paysans, des laboureurs, de
la majeure partie de ces populations oppri–
mées d'Arménie et de Macédoine. De là, des
mé c o n t e n t eme n t s et des soulèvements de
gens exaspérés. Et le Sultan ne connaitqu'un
moyen de répression, le massacre.
A Sassoun des querelles éclatent à propos
de quelques bœufs ravis, entre Kurdes et A r –
mé n i e n s . Qui avait raison? je n'en sais rien
et cela importe bien peu; mais ce que je sais
c'est que deux mois a p r è s dans cette vallée
où existaient autrefois trois petites villes
p r o s p è r e s , riches et peuplées, i l ne restait
plus pierre sur pierre ni un habitant vivant.
A la suite de ce crime, l'émotion se répand,
les A rmé n i e n s vont en procession à Cons–
tantinople p r é s e n t e r a i ! sultan une supplique.
J'ai vu cette supplique et je vous assure que
moi qui ne suis point un révolutionnaire je
l'aurais signée avec eux
(
Applaudissements).
Car j'estime que les gouvernements qu i
veulent trouver chez leurs sujets l'esprit con–
servateur qui m'est cher, doivent commencer
par se montrer dignes de respect; quand
les gouvernements foulent aux pieds toute
justice et tout bon sens, comment e s p è r e -
ront-ils conserver la paix?
(
Applaudisse–
ments.)
A la suite de cette pétition quelques trou–
bles éclatent dans les rues de Constanti–
nople. De là, nouveaux massacres; plusieurs
centaines de personnes sont mises à mort
'
I
Fonds A.R.A.M