C'est pourquoi nous nous révoltons contre
l'indifférence qu'on p r é t e n d nous imposer.
D'ailleurs, où nous conduirait-elle, cette i n –
différence, sinon où elle nous a conduits déjà.
Nous avons l'ait bien du chemin depuis
quelques années, mais h é l a s ! du chemin en
arrière. Aujourd'hui nous n'imitons ni le
langage ni la conduite de ceux qui nous ont
précédés. Quand on pense à ce qu'était
l'Europe i l y a trois quarts de siècle, à tout
ce que nos aïeux ont si g é n é r e u s eme n t pro–
digué de leurs ressources, de leurs force, de
leur génie en faveur des o p p r i mé s ; quand
on pense que l'Europe entière était d'accord
pour leur envoyer non seulement des secours
matériels, mais ses officiers, ses généraux,
quand la cause des o p p r imé s avait pour
soutiens les hommes d'Etat et les poètes, et
des poètes qui s'appelaient Victor Hugo,
Lamartine, lord Byron et Goethe et quand on
pense qu'aujourd'hui nous r é p u d i o n s ce
passé ! Non seulement nous ne sommes plus
du côté des opprimés, mais trop souvent
nous ne nous contentons pas de les aban–
donner; nous les livrons à leurs oppresseurs.
Pour notre excuse, les uns et les autres, nous
invoquons nos intérêts é c o n omi q u e s et
financiers ?
Qu'entend-on par ces intérêts é c o n om i –
ques qui seraient en opposition avec notre
devoir '? Qu'est-ce que ces p r é t e n d u s intérêts
é c o n omi q u e s qui commandent à l'Europe de
fournir des armes et des munitions au S u l –
tan, de l u i donner des instructeurs pour ses
troupes, des officiers et des g é n é r a u x ?
Tombant ainsi de défaillance en défail–
lance, nous devenons insensiblement les
complices de l'oppresseur. Qu'y gagnerons-
nous? Quel sera le prix de cette abdication ?
Néant. Comprenez en effet toute fa misère
de cette conception é c o n om i q u e .
Qu'a g a g n é i'Europe à faire de fa Turquie
une puissance militaire de premier ordre ?
Elle l'a ruinée. Elle a pour ainsi dire stérilisé
de ses propres mains son champ d'action
é c o n om i q u e . Son vrai client c'est la Turquie,
et non le Sultan. Elle devait donc mé n a g e r
des ressources qui étaient son gage, sur–
veiller une administration^jui était la ga–
rantie de ses créances et qui pouvait en
s'améliorant, permettre à son commerce, à
ses entreprises de se développer. Développer
les armements de la Turquie, quelle impru–
dence ! tarir la source de sa prospérité :
quelle folie ! Ainsi la politique actuelle de
l'Europe, au point de vue é c o n om i q u e n'est
pas défendable. Mais c'est bien pire encore
au point de vue moral et politique. Les gou–
vernements ont établi comme une règle
indéniable devant l'opinion qu'il existe deux
morales : l'une pour les individus, celle-là
très sévère, qui a pour sanction l'exil, la pri–
son, la mort, une autre pour les gouverne–
ments, celle-là très large et qui permet tout.
(
Applaudissements).
Assisterons-nous impassibles à un tel
aveu ; ne comprend-on pas qu'il équivaut à
la proclamation de l'anarchie e u r o p é e n n e !
(
Applaudissements).
Nous ne voulons pas assister indifférents
à ces fautes, dont nous ne pressentons que
trop les c o n s é q u e n c e s ; nous voulons sou–
lever dans l'opinion une protestation, une
révolte, révolte raisonnable et salutaire de
la conscience, et du bon sens.
Certains d i r on t : Que vient faire la France
dans cette affaire? ne ferait-etle pas mieux
de rester tranquille ? Ne comprend-on pas,
au contraire, que c'est le rôle de la France
d'élever la voix et qu'elle aura d'autant plus
d'autorité dans le concert européen qu'elle
est plus désintéressée et que personne ne
peut la suspecter d'arrière-pensée.
Autrefois, i l est vrai, les rôles é t a i s n t par–
tagés et j ' e s p è r e qu'il en sera de même
encore dans l'avenir. Nous étions toujours
plusieurs à protester. Nous avions avec nous
notamment l'Angleterre. Je me rappelle que
lorsque je quittai Londres, j'allai présenter
mes devoirs à M . Gladstone dont vous n'avez
pas oublié l'admirable et g é n é r e u s e cam–
pagne en faveur des o p p r i mé s . Son dernier
mot, alors que je le croyais a b s o r b é par la
politique intérieure, fut de me dire, en me
remettant un livre qu'il avait écrit en
faveur des A rmé n i e n s : « Occupez-vous des
A rmé n i e n s , défendez-les; défendre l'Armé-
nie, c'est servir l'Europe. »
(
Applaudisse–
ments).
Il semble, hélas, que Gladstone soit mort
depuis longtemps aujourd'hui et, les a n n é e s
qui pèsent sur sa tombe comptent double,
tant elles ont été tristement remplies. Mais,
fussions-nous seuls à élever la voix, nous
n'avons pas le droit de nous taire.
Sous prétexte qu'il soit aujourd'hui passé
de modede défendre les o p p r imé s , la France
va-t-elle se résigner à ce silence à la fois si
humiliant et si dangereux? Votre présence
si nombreuse à cette manifestation est la
plus significative des r é p o n s e s . Mais, d'ail-
leurs, la France a déjà parlé. Elle a d é n o n c é ,
d'abord, les massacres. d'Arménie par des
publications explicites. Publications d'agi–
tateurs, d'utopistes? non pas; publications
des dépêches d'un ambassadeur de France,
M . Paul Cambon. Vous connaissez ce livre
jaune aussi honorable pour notre diplomatie
qu'accablant pour notre politique à cette
é p o q u e .
Tout r é c emme n t encore, le Gouvernement
français a distribué au parlement une autre
publication que nous avons été heureux de
lire, et dont nous félicitons M . Delcassé :
elle contient les dépêches qu'il a reçues de
nos r e p r é s e n t a n t s relativement aux événe–
ments de Macédoine.
Mais si ces publications sont opportunes,
nécessaires, encore faut-il qu'elles trouvent
à qui s'adresser, une opinion p r é p a r é e , un
public qui ne les considère pas comme insi–
gnifiantes.
C'est pourquoi nous avons vouiu que cette
réunion fut aussi belle, aussi solennelle, aussi
imposante que possible; voilà pourquoi je
suis fier d'avoir été appelé à la présider, car
c'est une manifestation humaine et française.
(
Applaudissements.)
Cette réunion est humaine, i l faut qu'on le
sache bien ; i l faut que les pauvres esprits
qui voudraient essayer de mal i n t e r p r é t e r nos
paroles, le comprennent. Nous ne p r é t e n d o n s
pas parler en faveur de telle ou telle natio–
nalité, au d é t r i me n t de telle ou telle autre,
nous mêler à je ne sais laquelle de ces
intrigues qui s'agitent toujours autour de la
question d'Orient ; non, nous voulons parler
en faveur des o p p r imé s quels qu'ils soient,
chrétiens, musulmans, juifs, b o h ém i e n s ,
tous les o p p r imé s !
(
Applaudissements
pro–
longés.)
Oui, c'est là ce qui fait la grandeur de
cette manifestation et ce qui lui donnera
toute sa vraie signification devant i'Europe.
Nous parions en faveur de tous tes o p p r i mé s
d'Orient, et nous parlons au nom de tous
les partis de France.
(
Applaudissements.)
Les Etrangers portent sur là France des
jugements bien superficiels ; ils comptent
trop sur nos divisisions. Et bien, oui, nous
sommes divisés, je n'en rougis pas ; je suis
même fier de ces discussions enflammées que
l'on nous reproche, et qui sont pourtant un
signe de notre passion pour la vérité et pour
le p r o g r è s ; je les préfère à certains silences
qui ressemblent et qui conduisent à la ser–
vitude.
(
Applaudissements.)
Oui, nous sommes
divisés ; nous l'étions hier, nous le serons
demain sur la plupart des graves p r o b l ème s
de la politique intérieure. Mais i l faut qu'on
sache en Europe que nous pouvons être unis
et que si nous r e p r é s e n t o n s i c i beaucoup de
partis, nous ne r e p r é s e n t o n s qu'une seule
France.
(
Applaudissements.)
Certes, vous allez entendre des orateurs
ém i n e n t s , applaudis, mais se grand que soit
leur talent, rien ne sera plus é l o q u e n t que
leur union pour la défense d'une même
cause.
(
Applaudissements.)
Je dois maintenant r é p o n d r e par avance à
quelques objections qui vous seront faites.
On vous dira demain : Vous vous êtes asso–
ciés à une manifestation d'agitateurs, d'uto–
pistes, de philanthropes, car i l faut se
défendre comme d'un crime de mé r i t e r ta
qualification de philanthropes. Eh bien, non !
r é p o n d e z que nous sommes des hommes très
positifs. Certes, nous avons notre idéal,
chacun le nôtre ; mais ce que nous voulons
servir dans cette circonstance, c'est un
i n t é r ê t ; l'intérêt des Gouvernements, l ' i n –
térêt de la France et de l'Europe. Oui, nous
voulons obliger les Gouvernements à mieux
comprendre leur i n t é r ê t ; nous voulons voir
cesser un désordre qui est non seulement un
défi jeté à la conscience de l'Europe, mais
aussi et surtout une menace pour la paix du
monde.
(
Applaudissements.)
Qu'on ne nous dise pas non plus — c'est
là une des objections tes plus perfides que
f'on puisse nous faire — en s'adressant aux
scrupules même s qui nous ont r é u n i s ; prenez
garde ! vous allez parler en faveur de la paix;
mais n'atteindrez-vous pas un but diamétra–
lement opposé à celui que vous poursuivez ;
n'allez-vous pas aggraver le d é s o r d r e au lieu
de le faire cesser ? N'allez-vous pas —voilà le
grand mot — encourager ces o p p r imé s à la
révolte et déchaîner, par conséquent, sur
leur faiblesse, les épouvantables représailles
que vous connaissez trop bien ?
Là, en effet, serait ie péril d'une action-in–
considérée ; nous n'y avons que trop p e n s é ;
chacun de nous a conscience de cette respon–
sabilité à laquelle faisait appei si justement
M . Ball'our dans un discours récent, à Lon–
dres.
Nous nous sommes c o n s u l t é s ; nous avons
pesé le pour et le contre, les inconvénients
illusoires de notre initiative et les dangers
autrement graves de notresilence. Non , nous
savons ce que nous faisons ; ne laissez pas
mé c o n n a î t r e nos intentions et nos scrupules.
Non, nous n'allons pas donner un nouveau
motif de révolte aux o p p r imé s ! Ce qui est
pour eux le plus sur motif de révolte, c'est
l'indifférence, l'égoïsme, l'oubli de l'Europe,
l'oubli de ses engagements les plus solen–
nels. Voilà ce qui les pousse au d é c o u r a g e –
ment, et du d é c o u r a g eme n t au désespoir.
(
Applaudissements.)
A u contraire, notre pitié, nos sympathies
peuvent leur rendre confiance, les faire pa–
tienter encore. Ce que nous poursuivons,
ce n'est pas la révolte des o p p r imé s , ' c ' e s t la
révolte des consciences e u r o p é e n n e s .
(
Ap–
plaudissements.)
Et maintenant, mesdames et messieurs,
vous allez entendre les orateurs qui ont con–
senti, dans un même élan, avec une même
générosité de cœur, à oublier leurs divi–
sions et à venir ensemble devant vous
plaider cette noble cause ; vous allez entendre
tour à tour M . Denys Cochin, M . de Pres–
sensé, M . J a u r è s , M . Lerolle, M . Anatole
Leroy-Beaulieu. Je vous demande, — ai-je
besoin de le demander? je suis sur de vous
par avance, je sais que vos cœu r s g é n é r e u x
r é p o n d r o n t aux nôtres ; je vous demande de
faire, vous aussi mome n t a n éme n t , le sacri–
fice de vos passions, de vos querelles, de tout
oublier un instant pour ne penser qu'à ceux
qui nous appellent, qui ont besoin do nous,
qui meurent fà-bas faute de secours et parce
que nous tes avons oubliés dans nos discor–
des; je vous demande, mes amis, de faire
comme nous ce sacrifice, pour les o p p r imé s ,
pour votre conscience, pour le bon renom de
notre patrie, pour l'honneur de la civilisation
que l'éternelle mission de la France a tou–
jours été de défendre contre la barbarie.
(
Applaudissements vifs et prolongés.)
Fonds A.R.A.M