firent des démarches auprès des gouver–
neurs dans ce sens ; les émigrés qui se trou–
vaient à Tiflis présentèrent une requête
dans le même sens à Galitzine, gouverneur
en chef. Les émigrés allèrent plusieurs fois
demander la réponse à leur requête, mais
ils n'obtinrent aucune réponse. Cela dura
pendant longtemps, et on crut que la requête
avait été admise dans un sens favorable, et
tout le monde était tranquille et vaquait à
ses affaires. Mais voilà que, le 5 août passé,
un ordre du chef de police de Tiflis, adressé
aux policiers, disait de faire savoir aux
fugitifs arméniens que ceux qui resteraient
à Tiflis jusqu'au
10
du mois, seraient con–
sidérés comme sujets russes et devraient
être inscrits, par conséquent, dans la classe
des
mechzans
de la ville de Tiflis. Le délai
était trop court; il était impossible de faire
des démarches, de présenter des requêtes et
d'en attendre la réponse ; il était nécessaire
de faire un pas décisif.
Dans la soirée du 6 août, les représen–
tants des émigrés, dans un conseil, ayant
pris en considération la situation des Armé–
niens sujets russes, les conditions dans
lesquelles ils devraient accepter de s'ins–
crire comme sujets russes, et en même
temps la situation de leur pays, décidèrent
de quitter la ville, de marcher vers la fron–
tière et, s'imposant par la masse au gouver–
nement turc, de l'obliger à recevoir tous
les émigrés et résoudre ainsi la question
des émigrés.
Il faut avouer que plusieurs étaient con–
vaincus qu'ils n'obtiendraient pas un résul–
tat favorable et qu'ils s'exposaient à perdre
leurs occupations èt les quelques kopecks
qu'ils avaient ramassés ; malgré cela, ils
résolurent d'agir ainsi, pour qu'en même
temps leur conscience fut tranquille et que
le monde entier sut qu'ils préfèrent les pil–
lages et les brigandages du gouvernement
turc, musulman, à la sujétion au gouver–
nement russe, « civilisé », chrétien.
Il ne faut pas oublier de vous rappeler
qu'il fut décidé que le nombre de ceux qui
voulaientpartir ne serait pas inférieur à 6oo,
et pour cela en chargea les représentants
des émigrés de dresser une liste de ceux qui
voulaient partir et de la présenter au conseil
du jour suivant, et de prendre par suite
une décision définitive. Au conseil du jour
suivant, on s'aperçut que le nombre de
ceux qui voulaient partir, non seulement
atteignait le chiffre de 6oo mais dépassait
même le mille. Comme la plus grande
partie de ceux qui voulaient partir était
privée de ressources et ne pouvait subvenir
aux frais du voyage avec les quelques ko–
pecks économisés et peut être même serait
exposée à vivre pendant des mois n'ayant
pas d'ouvrage, c'est alors que la question
de l'argent se posa. Il n'y avait d'espoir
nulle part; i l n'était pas possible de faire
une souscription, car on ne songeait même
pas que le gouvernement aurait permis
d'ouvrir une souscription, soit publique–
ment, soit par l'intermédiaire de la presse;
il n'était pas possible non plus de faire une
souscription secrètement, car la classe aisée
de la ville était en ce moment en villégiature
et ne pouvait par conséquent, y participer ;
aucune décision définitive ne fut prise : la
situation resta indécise pendant quelques
jours. Quelques-uns des émigrés s'adressè–
rent à la rédaction du journal
Michak
et
demandèrent d'ouvrir une souscription ;
on leur promit de s'adresser au gouverne–
ment et d'en demander la permission, et
comme vous le savez, le gouverneur per–
mit la souscription.
Mais avant que la décision fût prise pour
ouvrir une souscription, dans la soirée du
dimanche, le I I août, la gare du chemin
de fer de Tiflis offrait un specta:le inaccou–
tumé. Une foule d'émigrés y était réunie.
Tous les émigrés étaient prêts à partir, tous
joyeux, encouragés et enthousiastes. La
population à Tiflis était étonnée, la police
était stupéfaite et embarrassée. Le train
allait se diriger vers Kars; les cris de départ
faisaient résonner toute la gare ; la police
ne savait que faire, elle n'avait reçu aucune
instruction. Déjà un premier groupe de
3
oo personnes environ, quittait Tiflis.
Toutes étaient joyeuses pensant qu'elles
allaient rentrer dans leur pays. Le lende–
main, à Tiflis, la question du jour, fut le
départ des émigrés. Ce même jour, comme
la veille, on voyait à la gare la même foule,
le même spectacle, le même enthousiasme.
La population assistait à ce spectacle
curieux. Les jours suivants, dans la soirée,
une foule d'habitants, des dames, des demoi–
selles et des jeunes gens, avec des « hour-
rahs » enthousiastes, assistaient au départ
de leurs compatriotes. Des jeunes gens,
pleins d'ardeur ouvrirent une souscription.
De tous côtés on s'adressait à la rédaction
de
Michak,
pour proposer tous les moyens
propres à ramasser beaucoup d'argent immé–
diatement. L'enthousiasme était grand et
général, et comment en pouvait-il être
autrement, les émigrés allaient retourner
dans un pays où les conditions étaient les
mêmes que lors de l'émigration et peut-être
même pires. Le gouvernement était stupé–
fait et embarrassé ; i l n'avait jamais voulu
croire que les émigrés partaient.
Quand un ou deux jours après, on prévint
le chef de la police, qu'environ 8oo émigrés
étaient déjà partis de Tiflis, celui-ci ne
voulait pas y croire. Rappelons que lorsque
la question de secours d'argent se posa
parmi les émigrés, ceux-ci adressèrent une
requête au gouverneur par laquelle ils de–
mandaient de leur venir en aide avec les
40.000
roubles qui avait été ramassés en
leur faveur et qui étaient déposés chez le
gouverneur en chef. La réponse à cette
requête ne fût pas donnée jusqu'à ce jour.
Une autre pétition fût adressée au Consul
français à Tiflis, par laquelle les émigrés
exprimaient le désir de se mettre sous la
protection de gouvernement de la Répu–
blique française, invoquaient son interven–
tion et sa protection pour leur rentrée dans
leur patrie ainsi que dans leur pays même.
Les émigrés, à leur arrivée à Kars, ren–
contrèrent les policiers qui les arrêtèrent
aussitôt et les emprisonnèrent. Pendant trois
jours, on fit venir les représentants des
émigrés et par des menaces et des injures on
voulut les obliger à s'inscrire comme su–
jets russes ; devant leur refus obstiné, on
les acquitta.
Jusqu'au
26
du mois, tous les jours, des
groupes d'émigrés arrivaient à Kars par le
train. A ce moment, le consul turc de Kars
songea à agir. Etant persuadé qu'une si
grande foule, passant les frontières, cause–
rait un grand bruit, et que la Turquie
n'était pas disposée à les recevoir, et que,
par suite cela pourrait occasionner une i n –
tervention européenne ou russe, le consul
turc mit en œuvre tous les moyens pour
empêcher le départ vers la frontière, en
promettant de télégraphier au sultan à Cons–
tantinople au nom des émigrés et d'obtenir
l'autorisation pour passer la frontière.
'
Comme les émigrés étaient convaincus
qu'on allait leur répondre par un refus,
ce qui pourrait les décourager et les amener
à renoncer à leur marche vers la frontière,
ils refusèrent d'attendre la dépêche et, le
26
août, le lundi, un premier groupe de
270
personnes quitta Kars pour la fron–
tière. Sur le passage, on leur fit bon ac–
cueil dans les villages arméniens et le
paysan arménien, par une hospitalité qui
lui est particulière, les nourrit et leur four–
nit des provisions pour le voyage. Jusqu'au
lundi de la semaine suivante, les villages
arméniens de Pachkeny, Stahan, Tcholo-
khli, Armidlon, Tchanroukh, Kulantab et
Kharaponghar, situés sur la frontière, fu–
rent remplis d'émigrés, i l n'y avait plus de
place pour les loger. Chaque maison avait,
en moyenne, quatre hommes à nourrir;
l'habitant de Passen si hospitalier les nour–
rissait, sans plainte, comme les propres
membres de sa famille. Honneur et gloire à
l'habitant de Passen !
Il fut décidé que le mercredi matin tous
les émigrés des villages devaient se réunir à
Pachkeny pour se diriger de là vers la fron–
tière turque,. Le nombre de ceux qui se
trouvaient réunis dans les villages des fron–
tières était de plus de mille, sans compter
les enfants en bas âge. Les émigrés qui
étaient établis dans ces villages étaient ani–
més du même désir de marcher vers la
frontière, et leur nombre était d'environ
i,5oo, de sorte que
2
,5
oo personnes, hom-
Fonds A.R.A.M