c o n s é q u e n c e un fatalisme énervant. Si nous
faisons abstraction de ce fait que l'idée du
Kismet avec sa conception très matérialiste
d'un autre monde, a dans certaines circons–
tances, poussé le g u e r r i è r e regarder la mort
en face dans la bataille, on peut dire qu'elle
a endormi l'esprit du peuple turc au plus
haut point. Au contraire, le calvinisme a agi
dans un sens directement révolutionnaire,
car la Réforme a été conquise, principale–
ment par les calvinistes qui plus tard ont
livré de grands combats pour la liberté
politique. En Europe dominent des condi–
tions de civilisation toute fait différentes de
celles de la Turquie, et principalement des
conditions é c o n om i q u e s différentes; c'est
pourquoi la même idée a agi dans des direc–
tions o p p o s é e s .
Aujourd'hui encore en Turquie, le maho–
métisme avec ses principes et ses dogmes
n'est pas un facteur essentiel de la civili–
sation.
Mais ceci n'a d'intérêt que pour le peuple
turc. Nous ne sommes pas une assemblée de
missionnaires, c'est au peuple turc de s'oc–
cuper et de s'éclairer sur la question de ces
dogmes. Maintenant i l existe un autre l'ait,
c'est qu'en Turquie, en vertu des principes
du ma h omé t i sme , on ne doit pas chasser
les infidèles, mais ils ne doivent pas jouir
des même s droits que les corrêligionnaires.
L a Turquie est d'après sa constitution une
autocratie, le gouvernement est au moins
aussi absolu qu'en Russie, c'est une auto–
cratie dont le chef est à la fois empereur et
turc. Le Sultan est en même temps le chef
de l'Etat en matière politique comme en
matière religieuse, il est t h é o r i q u eme n t le
maître absolu de tous les fidèles. Tout l'es–
prit de la politique turque repose sur ce
principe, et c'est de là que vient en grande
partie la résistance opiniâtre du Sultan et
de ses satrapes civils et religieux à toute
politique de p r o g r è s , en Turquie.
C'est de ce point de vue que nous devons
regarder la situation en Turquie. Mais en
raison de nos préjugés contre la religion
chrétienne ou par haine des prêtres réaction–
naires chrétiens, nous devons nous garder
d'accorder toute notre sympathie au maho–
métisme et à s'a représentation politique,
la Turquie officielle. L a Turquie comme
Etat se trouve depuis le xvin« siècle dans
une d é c a d e n c e continuelle et croissante. Tou–
jours en lutte avec ses propres janissaires
fréquemment en révolte, de plus en plus
menacée par la Russie, elle a été forcée
d'augmenter son oppression é c o n om i q u e
sur les populations qui lui étaient soumises,
pression qui devait naturellement amener
des résistances. Ce furent les grecs qui les
premiers, dans le cours du xixe siècle, enga-'
gèrent le plus vivement la lutte contre la
Turquie. Quel fût le résultat de ce mouve–
ment de l i b é r a t i o n ?
Si vous examinez cette question vous trou–
verez la réponse dans ce fait qu'en Turquie,
les chefs d'Etat sont toujours prêts quand un
peuple veut tenter une attaque sérieuse con
tre le gouvernement. S'il arrive que du sein
d'une population, surgisse quelque impor–
tant mouvement de liberté, aussitôt, pour
intimider les rebelles, on fait une grande
saignée par des massacres en masse, les
chefs turcs lancent leurs troupes régulières
ou irrégulières contre les « chiens d'infi–
dèles» en majorité sans armes, et excitent le
fanatisme des masses superstitieuses. C'est
ainsi que cela eut lieu en 1822 au massa–
cre de Chios où, sous la direction du grand
amiral turc, pas moins de 2,000 grecs sans
armes furent é g o r g é s avec la plus grande
c r u a u t é
(
Réprobation
de l'Assemblée).
Ce
massacre a c c omp a g n é d'atrocités inouïes
provoqua des cris d'horreur dans toute
l'Europe. On s'enthousiasma pour les grecs
qui, a p r è s de rudes combats, parvinrent à
se délivrer du j oug de la Turquie. S i je
parie ici sans mé n a g eme n t de la Turquie,
je le répète de nouveau, mes paroles ne
s'adressent pas au peuple turc tout entier,
même je n'oublie pas qu'il y a eu de tout
temps dans ce pays des hommes d'Etat très
clairvoyants, ayant voulu de sérieuses r é –
formes, des hommes de bonne volonté qui
ont tenté d'améliorer la situation matérielle
et morale des peuples soumis à la Turquie.
Il s'est trouvé quelques gouverneurs ou sul–
tans éclairés qui ont pris d'excellents arrê–
tés, eu 1839, Abd-ul-Medschid, par exemple,
dont le ministre Reschid-Pascha, publia le
fameux Hottischérif de Giilhone, qui devait
établir l'égalité religieuse dans toute la
Turquie. En Europe, nous sommes tous
partisans de l'égalité des religions, nous
sommes tous p e r s u a d é s que personne ne
doit être inquiété par l'Etat pour ses opi–
nions religieuses. Mais en Orient, la protec–
tion religieuse a un point de vue différent, qui
aurait d o n n é à cet Hottischérif une très
grande importance. Dans ces pays, en effet,
très souvent la religion embrasse avec elle
la nationalité spécifique ; elle est le lien qui
maintient la nationalité des peuples disper–
sés, soumis au j oug de la Turquie ; pour
cette raison elle a pour eux plus d'intérêt
qu'elle n'en a eu autrefois pour les peuples
d'Europe ; elle n'est pas seulement une
croyance en l'au-delà, elle a plus que la
valeur d'un catéchisme, elle est surtout un
puissant moyen de conserver intact le carac–
tère de la nationalité.
C'est sous ce rapport que nous devons
envisager les questions de religion en
Orient, elles doivent être considérées sous
un aspect tout différent de chez nous. A
la fin du moyen âge , dans les grands
combats de l'époque de la Réforme, la reli–
gion a joué le même rôle qu'en E u ope ;
souvent la Réforme religieuse l û t liée au
mouvement pour les libertés politiques et
nationales. F r é q u emme n t , surtout dans les
pays qui acceptaient le calvinisme, les ré–
formes religieuses furent en même temps
des réformes politiques. Nulle part ailleurs
les peuples n'avaient un vif sentiment r é p u –
blicain comme dans les pays calvinistes. L a
grande révolution anglaise de 1642-1649, qui
servit plus tard d'exemple à la grande révo–
lution française, fût faite et g a g n é e par
l'esprit calviniste. Le calvinisme s'enthou–
siasmait alors pour l'Ancien Testament qui
a des tendances républicaines et dont les
premiers p r o p h è t e s l u t t è r e n t pour les o p i –
nions républicaines. De l'Ancien Testament
lés calvinistes extrayaient leur idéal politique
et le soutenaient contre les gouvernements
absolus. Certaines sectes religieuses dans
ces pays jouent encore un rôle semblable.
Quelques sultans tentèrent d'établir l'éga–
lité religieuse en Turquie. Mais ils se heur–
tèrent d'une part au fanatisme de leur propre
peuple et, en outre, au mauvais vouloir des
classes dominantes : le clergé organisé et
les castes puissantes des fonctionnaires civils
et militaires. Contre ces oppositions se sont
brisées toutes les bonnes intentions des meil–
leurs hommes d'État de la Turquie. Quand
ils ont tenté des réformes, ils ont r e n c o n t r é
la résistance du clergé organisé, qu'enflam–
mait le fanatisme des foules inconscientes,
celle des pachas et de leurs sujets qui fai-.
saient en sorte que' ces réformes ne soient
pas appliquées, ou qu'elles le soient en sens
contraire. C'est ce qui arriva en 1860, en
Syrie, pour la petite secte chrétienne, très
vigoureuse, des Maronites ; elle tenta de
s'opposer à la pression qui l'écrasait; la
réponse fût un massacre dans le L i b a n dont
6,000
chrétiens furent les victimes, et cela
ma l g r é un édit (le Hatti-Humayum) qui de–
vait confirmer et é t e n d r e l'égalité religieuse.
Naturellement l'Europe intervint et particu–
l i è r eme n t la France, qui se p r é t e n d a i t la pro–
tectrice autorisée des Mai'onites ; mais les
morts ne se relevèrent pas et le système con–
tinua comme auparavant
En présence de besoins d'argent sans
cesse croissants, la Turquie fît peser plus
lourdement son joug sur les peuples des
Balkans, qui sont d'une civilisation plus
avancée que les peuples turcs de l'Asie-
Mineure. Aussi, dès 1870, les Serbes et
ensuite les Bulgares, c omme n c è r e n t à
s'agiter. Les Serbes, qui a p r è s la guerre de
Crimée avaient obtenu une i n d é p e n d a n c e
plus grande, voulaient se d é t a c h e r c omp l è t e –
ment de la Turquie. Les Bulgares deman–
daient le droit d'avoir un gouvernement
national particulier, — à la rigueur, sous la
s u p r éma t i e de la Turquie. Je ne veux pas
nier que des excès n'aient été commis par
ces peuples ; irrités par leurs souffrances, ils
ont souvent maltraite les
Ma h omé t a n s
vivant parmi eux ; quelque soit le lieu où de
tels faits se produisent, nous devons les
d é s a p p r o u v e r é n e r g i q u eme n t . Quand nous
constatons qu'en Crète, aujourd'hui, on mal–
traite des Ma h omé t a n s , nous devons inter–
venir pour leur protection, comme nous
l'avons fait autrefois en faveur des Cretois.
Mais les violences des Rulgares furent insi–
gnifiantes à côté des représailles dont use la
Turquie, suivant sa coutume habituelle. E n
1876,
de
grands massacres
furent exécutés en
Bulgarie avec l'aide des irréguliers turcs (les
Baschi-Bouzouks) ; pas moins de 12 à 15,000
Bulgares furent tués, h- plus souvent avec
d'horribles c r u a u t é s que l'on ne peut se
r e p r é s e n t e r . Survient la guerre russo-turque ;
la Turquie fut vaincue et les Bulgares entre–
virent la possibilité d'une libération défini–
tive. C'est alors qu'intervint l'Europe, sur
l'inspiration du gouvernement anglais : un
Congrès fût réuni à Berlin, qui devait régler
la situation de la Turquie au point de vue
Fonds A.R.A.M