quelle violence elle veut les russifier, par
les même s moyens qu'emploie la Turquie
en A r mé n i e - t u r q u e pour supprimer lès natio–
nalités. Mais ceci est une affaire qui ne nous
intéresse pas aujourd'hui, car actuellement
la question a r mé n i e n n e a pris un autre
aspect. Pour le peuple a rmé n i e n du moins,
pour les peuples chrétiens de Turquie, la
Russie s'est mo n t r é e plusieurs fois une puis–
sance vraiment protectrice.
Quels motifs lui ont inspiré cette attitude?
Cela est indifférent à ces peuples. Quand ils
souffrent, les peuplés ne recherchent pas
pourquoi on leur vient en aide, ils ne de–
mandent qu ' à être sauvés. Eh bien, l'Europe
en 1878, sur la proposition de l'homme
d'État anglais Disraeli, s'opposa au traité de
San Stefano; par le traité de Berlin elle
releva la Russie de sa mission de veiller sur
les A r mé n i e n s et prit ce devoir sur elle-même ;
par là elle s'imposait de remplir doublement
ce devoir. Le traité de Rerlin a privé les
A rmé n i e n s d'un protecteur sur lequel ils
pouvaient du moins compter, dans une cer–
taine mesure ; i l l u i a substitué le concert
e u r o p é e n qui s'est mo n t r é très mauvais pro–
tecteur des Armé n i e n s , bien plus mauvais
protecteur que celui institué par le traité de
San Stefano. Cela nous devons le reconnaî–
tre, quoique nous soyons, par ailleurs, des
adversaires du gouvernement russe.
E h bien, des gens ont nié totalement l'op–
pression des peuples chrétiens en Turquie,
ils attribuent au peuple turc des qualités
p a r t i c u l i è r eme n t bonnes, ils jugent les per–
sécutions sans gravité et croient que des
agents russes seuls provoquent dans les pro–
vinces des troubles qui obligent le gouver–
nement à sévir. Mais c'est une conclusion
e r r o n é e . 11 n'est pas douteux que la Russie
entretienne des agents en Turquie. Depuis
longtemps, elle aspire à la c o n q u ê t e de
Constantinople qui la rendrait maîtresse de
la mer Noire et de la Méditerranée. Nous ne
pouvons nous tromper sur ce point. Mais
nous ne devons pas regarder seulement du
côté de la Russie et détacher notre attention
des actes de la Turquie. Les organisateurs
de cette réunion et mo i - même nous n'avons
aucun préjugé contre le peuple turc en tant
que nation ; au contraire, nous avons les
même s sentiments pour le peuple turc et
pour le peuple a rmé n i e n . Quand donc, nous
parlons de la Turquie, i l ne s'agit pas du
peuple turc, mais des fonctionnaires turcs,
du gouvernement turc et de tout le s y s t ème
de gouvernement de la Turquie.
Celui qui regarde ce système de très près
et suit sa marche, principalement dans ce
dernier siècle, acquiert la conviction qu'il
est totalement corrompu, incapable et n é –
faste à tous les peuples de la Turquie sans
distinction. Le r é g ime de la Turquie ne
permet pas aux peuples de poursuivre leur
d é v e l o p p eme n t ; aussi voyons-nous des pro–
vinces qui auraient pu être des paradis,
comme quelques districts a rmé n i e n s , de–
meurer en arrière de la civilisation ou être
c omp l è t eme n t désolées. Je suis le dernier à
nier que le peuple turc n'ait pas de grandes
qualités et ne les ait mo n t r é e s souvent, mais
ne jugeons pas les choses à la surface.
Quelles sont ces grandes qualités du peuple
turc? Surtout des qualités de peuple con–
q u é r a n t : une certaine noblesse et un grand
sentiment de fierté, mais si nous regardons
de plus près, si nous recherchons dans
quelles conditions ces qualités se sont déve–
loppées, nous constatons que c'est aux d é –
pens des nations soumises sur lesquelles la
conquête turque a pesé et pèse, encore
comme un j oug de fer.
On a beaucoup parlé de la tolérance de la
Turquie à l'égard des antres religions. On
a d o n n é comme preuve que les peuples
chrétiens vivant depuis plusieurs siècles sous
la domination turque existent encore actuel–
lement et ont conservé leur religion. Ce fait
en l u i -même est juste. Sous la domination
turque, les peuples des Balkans ont conservé
leur nationalité. Ceci est vrai aussi pour
beaucoup de peuples de l'Asie Mineure.
L a cause en est que, d'une part, les Turcs
comme peuples vainqueurs mais non c i v i –
lisés, étaient incapables d'assimiler, au vrai
sens du mot, les peuples vaincus et, qu'en
outre, le gouvernement du sultan repose en
grande partie sur le principe de soumettre
les peuples é t r a n g e r s à une plus grande
exploitation que les populations d'origine
turque.
Le r é g ime de la Turquie a été j u s q u ' à ce
jour surtout une sorte de gouvernement
militaire. L a race turque est encore aujour–
d'hui la mi n o r i t é de la population de la Tur–
quie; elle a du être entretenue en grande
partie par des ressources d'État. L a charge
en est r e t omb é e sur les autres peuples, on
pouvait d'autant mieux le faire que ces peu–
ples n'étaient pas des correligionnaires, car
en principe, jusqu'au milieu du xix'- siècle,,
l'infidèle n'a pas eu en Turquie les même s
droits que les Turcs ma h omé t a n s . L'infidèle
était j u g é de moindre valeur comme mem–
bre de l'Etat, i l ne devait pas porter les ar–
mes, i l devait payer des imp ô t s plus forts
que la population turque ma h omé t a n e . Le
gouvernement turc était dans la nécessité
d'imposer lourdement ces populations. Cette
nécessité s'accroissait dès la fin du x v i n " siè–
cle, alors qu'à ce moment diminuait sa puis–
sance et aussi grandissait l'opposition entre
son système gouvernemental et le dévelop–
pement de la civilisation du reste de l'Eu–
rope; où naissaient des s y s t ème s écono–
miques plus élevés auxquels les Turcs étaient
alors incapables de s'accoutumer. Dans de
telles conditions, le j oug turc devenait sans
cesse plus pesant pour les populations qui
lui étaient soumises.
Un deuxième fait doit être pris en consi–
dération. L a religion du peuple turc est le
ma h omé t i sme . Souvent en Europe nous
avons de grandes idées de la religion maho–
mé t a n e . Des antagonismes relevés dans
l'histoire du Christianisme, on a conclu que
le Ma h omé t i sme a des p r é c e p t e s meilleurs
et qu'il est en tous points s u p é r i e u r au
Christianisme. C'est une erreur. Je ne veux
pas m ' é t e n d r e i c i sur la philosophie des re–
ligions, je ne veux pas m'occuper des ques–
tions de dogme et de théologie, mais ce qui
va suivre doit être pris en c o n s i d é r a t i o n .
Quand on dit que la religion ma h omé t a n e
est favorable à la civilisation, on a surtout
en vue la période de civilisation de l'isla–
misme chez les Arabes à la fin du moyen-
â g e . A cette époque, incontestablement, les
Arabes ma h omé t a n s ont produit des choses
remarquables, mais ce n'a été qu'une p é –
riode très courte dans l'histoire du monde,
alors que le ma h omé t i sme était encore
dans sa première fleur l'héritier direct de
la civilisation é g y p t i e n n e des Ptoléméc. Le
ma h omé t i sme a sans doute des p r é c e p t e s
excellents : si vous lisez le Koran, vous y
trouverez des passages délicieux comme
dans la religion c h r é t i e n n e . Je pense même
qu'un peuple de civilisation moderne qui
adopterait le ma h omé t i sme pourrait faire
avec cette religion les même s progrès qu'a–
vec le christianisme. Les religions n'ont pas
cette influence omnipotente qu'on leur attri–
bue souvent, bien que toutefois, suivant les
circonstances, elles puissent favoriser ou
retarder la marche de la civilisation.
Longtemps le ma h omé t i sme n'a pas été
un obstacle à la civilisation, mais dans la
suite i l s'est mo n t r é l'adversaire du p r o g r è s ,
précisément dans les pays de là Turquie. Le
ma h omé t i sme a pris naissance en Arabie,
il est la religion d'un peuple nomade qui
s'occupe principalement de l'élevage des
bestiaux, chez lequel le commerce est en–
core assez irrégulier, comme il arrive encore
en Orient et g é n é r a l eme n t en Afrique. Le
ma h omé t i sme s'accommode très bien à la
ma n i è r e de vivre de ce peuple.
Combien peu le dogme religieux a d'in–
fluence p r é p o n d é r a n t e sur la civilisation,
c'est ce que prouve le fait suivant que nous
allons examiner :
U n dogme principal, un des principaux
articles de foi du ma h omé t i sme , est le
dogme de la p r é d e s t i n a t i o n , c'est-à-dire
l'opinion que le sort des hommes est déter–
m i n é à l'avance et que personne ne peut se
soustraire à la destinée. S i je dois vivre ou
mourir et comment, c'est, d'après cette doc–
trine, une chose absolument décidée à l'a–
vance et à laquelle je ne puis me soustraire.
Cette croyance en une destinée inévitable,
en le Kismet, est le fondement de la religion
ma h omé t a n e . Nous trouvons un dogme
semblable dans une autre religion qui a été
et est encore très r é p a n d u e : le calvinisme.
Le calviniste croit aussi que rien n'est le
propre mérite de l'homme, que tout ce qu'il
fait ou ne fait pas est d é t e r m i n é à l'avance,
de telle sorte que si l'homme embrasse la
religion calviniste, c'est un effet de la grâce
de Dieu. De par la volonté de Dieu, l'homme
devait adopter cette religion, sa conversion
n'est, en aucune ma n i è r e , le fait de son pro–
pre mé r i t e . Mais un l'ait vaut maintenant
d'être r ema r q u é . Qui donc en Europe a
a d o p t é le calvinisme? Les F r a n ç a i s hugue–
nots, les Suisses réformés, les Hollandais,
les Ecossais et une grande partie des A n –
glais. C'étaient toutes des populations ou des
nationalités 1res fortes, alors à la tête de la
civilisation, qui se sont développées très
vigoureusement et ont pendant des siècles
encore r e p r é s e n t é très é n e r g i q u eme n t le
mouvement moderne; en Orient, au con–
traire, la même idée à peu près a eu pour
Fonds A.R.A.M