LA QUINZAINE
Les lettres d'Asie-Mineure et de
Constantinople publiées dans nos deux
derniers numé r o s représentent, très
exactement, le martyre continu du
peuple a rmén i en . Elles sont traduites
littéralement avec leurs longueurs,
leurs redites, leurs plaintes touchantes
et leur accent de résignation morne.
Ils ont tant souffert, les frères incon–
nus et très aimés qui clament vers
nous désespérément, que leur souf–
france même ne les étonne plus.
En dire le détail, expliquer si au–
jourd'hui est pire qu'hier, leur an–
goisse constante est si terrible qu'ils ne
connaissent plus de différence : ils
sont, comme l'écrit l'un d'entre eux,
pareils à des gens ivres, ivres de dou–
leur. J'en ai connu qui s'émerveillaient
presque qu'on trouvât extraordinaire
et incroyable en Europe le récit des
exactions, des viols, des meurtres qui
ensanglantent depuis vingt-cinq ans
le monstrueux Jardin des Supplices où
rôde la Bête Rouge : « Cela, disaient-
ils, est tout à fait naturel chez nous ;
tout ce que l'on raconte de pire est
encore au-dessous de la vérité. Que
faire? »
Il suffit de lire les
Livres Bleus
de–
puis vingt ans et de les confronter avec
les lettres actuelles pour se rendre
compte qu'en apparence, selon la pa–
role du prince Lobanoff : « L a Turquie
ne change pas. » Parole froidement
cruelle d'un diplomate qui ne voulait
pas, en effet, que la Turquie changeât
et pour qui le carnage d'Orfa,par exem–
ple, n'était qu'un incident sans grande
importance.
Tout le monde ne partage pas le fé–
roce optimisme du prince Lobanoff;
la seule lecture de ces lettres très sim–
ples a grandement ému en Europe les
hommes de cœu r qui ignoraient de
telles souffrances; et les journaux qui
n ' éma rgen t pas au budget des ambas–
sades ottomanes ont aussitôt protesté
avec véhémence contre l'abominable
indifférence des nations dites civilisées.
Après
Le Temps,
après
YAurore,
après
Le Manchester Guardian,
après la
Frankfurter Zeitung,
après les
Peter-
burgski Wedomosti
et le
Sewerni
Kourier,
les journaux suisses et belges,
La Suisse, Le Genevois, Le Peuple
sont
intervenus énergiquement et c'est au–
jourd'hui //
Secolo,
le grand organe l i –
béral italien, qui consacre son article
de tête du 14 janvier, à la question
a rmén i enne , reproduit en entier la
lettre d'une très haute notabilité de
Constantinople sur la condition des
Arméniens et termine ainsi : « Si en
Arménie, Enis Pacha renouvelle les
exploits sanglants de 1895, on ne pourra
pas dire que l'Europe n'en a pas été
avertie. »
Nouspouvons aujourd'hui compléter
l'avertissement au sujet des massacres
qui se pr épa r en t à Aïntab. D'une lettre
datée du 22 décembr e et qui a été ré–
sumée dans la dépêche déjà publiée,
i l faut retenir le passage suivant :
O n craint ici des massacres qui peuvent
se produire d'un moment à l'autre. Quant
à nous, malheureusement, nous n'avons
pas d'armes. Nous vivons sous la perpé–
tuelle menace d'être égorgés comme des
poules. Chaque homme tâche de régler ses
affaires de ma r ché , alin de rentrer chez
lui le plus tôt possible. D' un moment à
l'autre, l a population musulmane sera au
plus haut point d'agitation.
En i s Pacha est maintenant à Ki l i s s d'où
i l a commandé aux juifs de notre ville
plusieurs centaines de kilogrammes de
poudre
A u mois de janvier prochain, je vous
enverrai d'autres renseignements si je vis
encore et si je suis encore libre.
On sait avec quelle maîtrise Enis
Pacha, en octobre 1895, extermina
trente mille Arméniens, à Diarbékir et
dans les villages voisins. Les choses se
passèrent selon le plan uniforme conçu
au Palais même d'Yldiz, par Abd - u l -
Hamid : surexcitation du fanatisme re–
ligieux, distribution d'armes aux mu –
sulmans, dé s a rmemen t des chrétiens,
assurances mensongères de tranquilité
données aux consuls étrangers et aux
Arméniens, puis à un signal donné ,
brusque déchaînement des hordes d'é-
gorgeurs dans la ville et dans la cam–
pagne.
Actuellement, nous assistons au
début d'un drame analogue. La
population musulmane est a rmée et
chaque jour surexcitée par le vali en
personne contre des gens inoffensifs
et désarmés. Il n'est pas j usqu ' à l'épo–
que choisie par Enis Pacha qui n'in–
dique clairement un projet de mas–
sacre. Les valis n'ont guère coutume
d'inspecter leur province en hiver et
surlout de visiter une ville comme
Kiliss, située en pleine montagne, à
une altitude presque alpestre, enfoncée
sous la neige en cette saison. E n outre,
cette tournée a été entreprise pen–
dant le Ramadhan, c'est-à-dire pen–
dant le carême musulman où toutes
les affaires sont interrompues ; des
gens qui j eûnen t du lever au coucher
du soleil ne peuvent guère en effet
s'occuper d'un travail quelconque
mais une telle période est singulière–
ment propice pour les longs entreliens
où se surchauffe la passion religieuse
et pour les conciliabules où le meur–
tre administratif est subtilement ou
brutalement conseillé.
E n 1895-1896, les massacres furent
ainsi préparés quelquefois six mois à
l'avance. Les consuls et les ambassa–
deurs avisèrent en vain leurs ministres
qui restaient systématiquement aveu–
gles et sourds : en Angleterre, les faits
étaient bien portés à la connaissance
du parlement par d'abondants et tra–
giques
Livres Bleus;
en France, M . Ga–
briel Hanotaux ne publia rien qu'en
1897,
et cependant le rapport collectif
des ambassades, document accusateur
s'il en fut, avait été rédigé à l'ambas–
sade de France ; i l fallut que le Pè r e
Charmetant l'allât déterrer dans un
Livre Bleu.
Cette fois, à défaut des diplomates
silencieux, trop occupés sans doute à
divers brigandages internationaux,
c'est nous qui jetterons un cri de dé–
tresse. Il faut que nous soyons en–
tendus. Il suffit qu'il se trouvé en Eu –
rope, dans une chancellerie, n'importe
laquelle, un ministre ayant quelque
clairvoyance : ce peut être M . De l -
cassé, s'il le veut ; i l mena à bien la
solution de l'affaire crétoise ; ce peut
être un autre, si M . Delcassé préfère
se déshonorer comme M . Gabriel Ha–
notaux. Ce ministre-là n'a qu ' à dire à
Abd-ul-Hamid : « Hamid-effendi, nous
Fonds A.R.A.M