la liberté ou même à la vie s'il n'a pas
la chance, grâce au dévouement mo–
deste et héroïque d'une femme ou d'un
ami, d'éveiller les sympathies efficaces
de quelque courageux subalterne qui
passe outre à l'indifférence, aux ordres
positifs de l'ambassadeur, et qui ar–
rache à ses risques et périls une victime
aux bourreaux.
Voilà où en est la France, la Répu–
blique française, à l'égard du Sultan.
Voilà le fruit de la politique qui s'est
refusée à opposer aux vêpres a rmé –
niennes autre chose que des r ép r iman –
des platoniques.
Je sais bien que la France n'est pas
seule dans cette humiliante posture et
qu'elle n'est pas seule responsable. Je
sais bien que l'Europe entière, toute la
chrétienté, fait à cette heure assaut de
bassesse à Constantinople. Je sais bien
qu'il n'est pas une Puissance dont le
représentant ne flatte et ne caresse
Abd-ul-Hamid et ne s'agenouille de–
vant l u i , ne lui prodigue les lâches
compliments et ne lui livre ses infor–
tunées victimes pour obtenir quelque
part à la curée des concessions.
Que la honte soit universelle, cela
n'est pas pour nous y réconcilier et
pour en diminuer l'amertume. Que
cinq ans après les massacres, cinq ans
après le soulèvement de la conscience
du genre humain, cinq ans à peine
après les protestations et les répréhen–
sions des hommes d'État, après le
langage comminatoire du marquis de
Salisbury au Guildhall, le monde civi–
lisé, apprivoisé, domestiqué, accepte,
recherche une complicité r émuné r ée
dans le régime hamidien, c'est là un
de ces scandales de l'histoire auxquels
la postérité aura peine à ajouter foi.
Il est démon t r é qu ' à cette heure la
morale n'a rien à voir dans les rela–
tions internationales. Il est avéré que
l'humanité elle-même n'a pas voix au
chapitre en matière de diplomatie. On
se ferait moquer, on passerait à juste
titre pour un naïf incorrigible, si l'on
faisait appel aux sentiments élevés des
gouvernants et des peuples. L'Europe
vieillie, désabusée, ne veut plus en–
tendre parler d'idéal, pas même de
justice. Elle se pique de réalisme. Un
bon contrat, un bon traité de chemins
de fer ou de quais lui dit infiniment
plus que le soupir ou le c r i d'agonie
d'une nation.
F i n i , le temps héroïque et niais où
l'on se faisait tuer pour des principes ;
où la liberté de l'Italie s'enfantait sur
les champs de bataille; où le martyre
d'un peuple tenait plus de place dans
la conscience de la chrétienté que le
cours de la Bourse ou les tableaux du
commerce extérieur!
Force est donc à ceux qui n'ont pas
renoncé à faire leur devoir d'hommes
de s'accommoder à la mentalité nou–
velle. Il ne s'agit plus de dénoncer des
crimes : i l faut indiquer des périls,
chiffrer, si possible, des dommages.
C'est à un niveau inférieur qu'il con–
vient de se placer pour viser plus bas.
Heureux encore si l'intérêt bien en–
tendu dicte les résolutions que la cons–
cience paralysée et aveuglée ne sait
même plus concevoir !
Trop heureux si, aujourd'hui, puis–
que le sang des victimes de 1896 ne
crie plus au ciel, puisque tous ces ca–
davres sont muets et la sensibilité de
l'Occident morte, nous pouvons dé–
sormais, en signalant d'avance le péril
d'un nouveau pandémon i um, en appe–
lant l'attention sur les sourds gronde–
ments qui roulent dans les monts et les
plaines de l'infortunée Arménie, r é –
veiller le sens politique de l'Europe et
susciter quelque action préventive.
Qu'on ne s'y trompe pas ! Il se p r é –
pare en Anatolie quelque effroyable
surprise. L'iniquité provoque fatale–
ment la récidive.
L'Europe a cru conjurer, exorciser
à jamais le spectre importun de l ' Ar –
ménie : et c'est précisément l'indigne
indifférence déployée à l'égard de cette
nation qui va plus que jamais la re–
mettre à l'ordre du jour. Quand les
pachas, encouragés par la cynique abs–
tention des Puissances, auront couché
de nouveau ce peuple sur le lit de tor–
ture, i l faudra bien que l'écho de ses
râles et de ses gémissements parvien–
nent dans nos capitales.
Il faudra bien que nos diplomates
optent entre une neutralité qui serait
la complicité passive et une interven–
tion qui ne pourrait, sans dérision,
revêtir la forme du concert de jadis.
Les réalistes, les hommes pratiques se
réveilleront en sursaut. Ils se frotteront
les yeux. Ils verront des flots de sang
rougir leurs entreprises. A défaut d'un
sens moral atrophié, leur égoïsme i n –
telligent leur fera comprendre et me–
surer la folie d'une politique qui, en
ajournant tout, aggrave tout et qui, en
sacrifiant l'humanité, sacrifie égale–
ment les profits d e l à paix.
Il serait bon qu'en temps et hors de
temps des voix fortes répétassent ces
avertissements et troublassent la qu i é –
tude ignoble et stupide des politiciens
nationalistes. En dehors des rensei–
gnements, des informations qui peu–
vent et doivent, dans une publication
comme celle-ci, constituer au jour le
jour le bulletin ba romé t r i que et les
prévisions du temps, i l est bon, i l est
utile de rappeler sans cesse les leçons
de l'histoire.
La mémo i r e de cette génération est
courte. Elle a déjà oublié les analogies
si frappantes qu'offre avec le moment
présent le règne antérieur d'Abd-ul-
Hamid. On risque de perdre de vue
les traits de cette physionomie. Con–
naître Abd-ul-Hamid, sonder les an–
nales de ce règne de plus d'un quart
de siècle, c'est la condition nécessaire
d'un jugement exact sur la situation de
l'Orient et sur les perspectives de l'a–
venir.
A ce titre je signale et je recom–
mande aux lecteurs de
Pro Armenia
l'ouvrage que M . Charles Hocquard
vient de publier à Bruxelles, chez
Lamortin, sous le nom :
La Turquie
sous Abd-ul-Hamid.
Exposé fidèle de
la gérance d'un Anglais pendant un
quart de siècle (31 août 1875— 1
CT
sep–
tembre 1900).
Les faits n'ont pas besoin de com–
mentaires. Ils sont plus éloquents que
tous les développements oratoires. Je
ne crois pas qu'un homme de bonne
foi, s'il a parcouru ce livre, consentira
jamais à figurer aux répugnantes aga–
pes où l'on célèbre en musique le jour
de naissance de l'un des grands
fléaux
du genre humain.
FRANCIS DE PRESSENSÉ.
Fonds A.R.A.M