pousserons toutes les nations européennes à
sortir de la coupable indifférence qui les fait
complices de tant de crimes.
Parmi les nombreuses personnes qui ont pu
lire le récit de quelques-uns de ces massacres,
il en est qui, tout en approuvant notre projet,
nous posent des objections qu'il faut réfuter.
Et d'abord, nous dit-on, l'Arménien n'est pas
intéressant, c'est un
Saraf,
une espèce de chan–
geur qui vit d'usure et de rapines; ceux qui
avancent de pareilles affirmations n'ont vu en
Orient que les villes du littoral, centres cos–
mopolites et mêlés.
Il y a en Arménie
90/00
de travailleurs, agri–
culteurs, ouvriers, artisans de toute sorte :
orfèvres, fondeurs, forgerons.
En
1896,
le pain manqua à Constantinople
pendant trois jours : les boulangers arméniens
avaient été massacrés ou se cachaient.
Une autre objection ; les Arméniens sont en
quelque sorte ce qu'on appelle en Allemagne
des
heimathlos,
iis ne résident nulle part en
Arménie, ils sont partout disséminés. Ceci est
absolument inexact, il est des régions où ils
sont compacts et homogènes. Mais, par un sec–
tionnement arbitraire, l'administration turque
les a noyés au milieu d'autres populations,
kurdes ou turques.
Enfin une autre objection qui a eu long–
temps un crédit regrettable en Europe est celle
qui consiste à dire que la cause arménienne
résulte d'une campagne à la solde des Anglais
ou des Russes. Les documents et les faits ont
démontré que tout ceci n'était que légende; le
sang qui inonde les plaines arméniennes est une
preuve sans réplique du bien-fondé de nos récla–
mations.
Et devant cette attitude de la Porte, sans
exemple dans les annales de l'Histoire, qu'a
fait l'Europe jusqu'à ce jour?
Dans un mémoire du
i 5
mai
i8g5,
par consé–
quent antérieurement aux massacres, les puis-
avaient dressé tout un programme de réformes;
si on l'eut mis à exécution on aurait sauvé la
vie de milliers de malheureux chrétiens. Ce
projet comportait :
1
°
La réduction du nomfcre de vilayets (adminis–
tration provinciale turque);
2
° Présentation des garanties pour le choix des
valis. (On aurait confié ce poste à des gens à l'abri
de tout soupçon, au lieu de le donner à des chefs
de bandits) ;
3
° Amnistie pour tous les sujets arméniens;
4"
Règlement définitif des procès pendants ;
5
° Contrôle et inspection de l'état des prisons;
6
° Nomination de Commissions spéciales char–
gées d'examiner les réformes à appliquer et d'en
surveiller l'exécution dans chaque vilayet.
Ce projet prévoyait surtout la nomination
d'un haut commissaire, dont le choix aurait été
soumis à l'approbation des Puissances, c'est-à-
dire en fait l'établissement d'un contrôle euro–
péen.
II était acceptable à l'époque où il fut présenté.
Aujourd'hui, après les boucheries de
1896,
il
faut prendre d'autres mesures plus énergiques.
Une demande spéciale a été remise à M . Del-
cassé pour obtenir que l'Arménie turque soit
sous l'administration directe d'un
Gouverneur
européen
de nationalité neutre; en outre, que
les garnisons de cette province soient consti–
tuées par une milice locale qui ne soit pas une
armée turque. On se souvient en effet qu'en
1878,
Bismarck qui, certes, ne pouvait être sus–
pecté de sentimentalisme outré, disait qu'il
était dangereux de mettre des garnisons turques
en pays de population mixte.
Et maintenant, me dira-t-on, à qui s'adresser
pour faire accepter ces conditions? Il y a à
Constantinople un homme qui supporte le
poids de toute cette sanglante responsabilité,
c'est le sultan, Abdul-Hamid, que je me con–
tenterai simplement de nommer sans rappeler
les justes épithètes adressées par Gladstone et
par d'autres.
Qu'il nous suffise de citer des paroles de
diplomates. M . Hanotaux lui-même l'appelait :
l'homme responsable de tant de
calamités.
M . Paul Cambon écrivait :
Le sultan s'est
trouvé devant l'Europe comme un accusé sans
moyens de défense.
M . de La Boulinière, actuel–
lement attaché militaire français à Sofia, et qui,
à l'époque des massacres, était à Constantino–
ple, écrivait à son tour :
C'est le sultan lui-
même qui arme ces assommeurs.
Parmi les personnes qui ont pour l'œuvre
que nous voulons accomplir les meilleures
dispositions, il en est qui, craintives, timides et
redoutant des conséquences graves, nous
disent : « Si vous voulez arracher de la gueule
du monstre le lambeau de chair pantelante
qu'il tient, le monstre mordra et la guerre peut
s'en suivre. » Eh bien! nous pouvons rassurer
ces hésitants, le monstre ne mordra pas. Cha–
que fois qu'on a agi avec le sultan, il a obéi ou
s'est soumis. Lorsqu'en
1895,
à Diarbekir, on
tua
1,4000
Arméniens dans les villes et 3o,ooo
dans les villages, M . Cambon, prévenu la nuit,
fit lever, non pas un attaché, mais un simple
drogman, un traducteur, et informa le sultan
qu'une seule tête tranchée de plus suffirait pour
faire tomber celle du vali. Le lendemain, les
massacres étaient arrêtés.
Lors des créances Lorando et Tubini, une
escadre, partie de Toulon, débarque à Myti-
lène: immédiatement le sultan cède et paye son
dù. Ce qu'on a fait pour une dette d'argent, ne
le ferons-nous pas pour une dette de sang? Les
puissances ne feront-elles pas, dans un but
d'humanité, ce qu'elles n'hésitent pas à faire
quand leurs intérêts sont en cause. Nous pous–
serons de toutes nos forces à l'intervention de
l'Europe entière, sinon nous considérerons les
gouvernements comme complices des crimes
qui ensanglantent l'Asie Mineure.
Un tonnerre de bravos accueille les
paroles du conférencier; M . Pierre Quillard
est vivement félicité.
M . le Président remercie ensuite l'admi–
nistration de Schaerbeek et spécialement
M . Kennis qui ont pris le Congrès sous
leur protection. •
L'ordre du jour appelle la nomination
d'une Commission chargée de rechercher
les moyens pratiques pour établir une
entente permanente entre les arménophiles
des différents pays d'Europe et pour agir
efficacement sur l'opinion publique, les
parlements et les gouvernements d'Europe.
M
m e
Séverine monte à la tribune, et,
dans une allocution vibrante et avec le bel
enthousiasme pour les nobles causes qu'on
lui connaît, elle adjure la Commission de
s'occuper spécialement de la presse.
Nous avons dù lutter pour mettre la vérité
sous les yeux du public.
Pendant des années, il nous a été impossible
de parler de la question arménienne dans cer–
tains journaux. Nous ne chercherons pas les
motifs de cette hostilité, nous les devinons, il
faut que par la voix de la presse nous fassions
retentir de plus en plus nos protestations. On
nous avait « muselés », l'intérêt de quelques
gros négociants avait étouffé nos cris, il faut
que nous puissions jeter à la face du monde
notre colère et notre indignation.
(
Triple salve
d'applaudissements.)
Le Congrès désigne les membres de la
Commission : Pour la Belgique, M . Le-
jeune, le R. P. François, M M . Vander-
velde, Fu r némon t et La Fontaine. Pour la
France : M M . Jaurès, Vazeille, Quillard,
Lazare. Pour le Danemark: M M . Lûtzhôft,
Waldemar Schmidt, Benedicten.
La séance est levée à cinq heures et
demie et renvoyée au lendemain.
•
De u x i ème J ou r n é e
Bruxelles,
19
juillet.
La séance s'ouvre sous la présidence de
M . Houzeau de Lehaie. Il est aussi procédé
à la formation d'un Comité provisoire in–
ternational destiné à établir une entente
entre tous les Comités existant déjà et ayant
pour but d'inviter les gouvernements des
diverses nations à garantir les droits des
Arméniens.
Voici la composition définitive de ce
Comité :
France. —
M M . Denys Cochin, Lavisse,
d'Estournelles de Constant, Sembat, de Pres–
sensé, Vazeille.
Belgique.
- -
MM . Lejeune, ancien ministre,
Houzeau de Lahaie, et La Fontaine, sénateurs.
Hollande. —
MM . le chanoine Schaepman,
Troelstra, Lieftink, de Waal Maelfyt, Van der
Vlugt, professeur à l'Université de Leyde, di–
recteur de
l'Européen
pour la Hollande.
Allemagne.—
MM . Ludwig von Bar, Fors-
ter, Bebel, Bernstein.
Italie. —
MM . Enrico Ferri et Moneta.
Angleterre.—
MM . le chanoine Scott Ho l -
land, Norman, Malcolm Mac Coll, J. Burns,
Keir Hardie, James Bryce, Percy Bunting,
Stevenson, John Redmond.
Autriche. —
M" " la baronne de Suttner;
D' Adler.
Danemark. —
MM . Hennings, Hage et
Bnedict.
Suisse. —
MM . Lardy et de Curtins.
M . Pierre Quillard donne lecture d'une
lettre d'Edouard Bernstein, député socia–
liste allemand, que de pressants travaux
ont empêché au dernier moment de venir
au Congrès.
Ce qu'il faut, avant tout, pour venir en
Fonds A.R.A.M