gent de nous répondre. Entre le mois de juillet
1894
et la fin août
1896
trois cent mille
Armé–
niens ont été massacrés,
écartelés,
mutilés,
brûlés,
martyrisés par les moyens les plus
horribles que des cerveaux barbares puissent
imaginer. Et par un phénomène unique dans
l'histoire des peuples, devant ces atrocités, l'Eu–
rope est restée muette.
Depuis
1896
les tueries ont cessé, la situation
est redevenue normale, mais est restée effroyable.
La persécution continue et si les meurtres sont
isolés ils ont la même continuité : on ne tue plus
en masse, voilà toute la différence. Sans compter
que rien n'assure qu'à la première occasion, les
boucheries de milliers de personnes ne recom–
menceront pas.
~-
Je me propose donc, Mesdames et Messieurs,
d'attirer d'abord votre attention sur cette situa–
tion soi-disant normale, d'étudier ensuite si
vraiment l'Europe a indiqué quelque façon d'y
remédier, si elle a oui ou non appliqué ces
remèdes et de vous prouver qu'elle les appli–
quera si nous l'y contraignons.
Il existe sur les crimes de l'administration
turque en Arménie des documents très substan–
tiels, des rapports des diverses provinces armé–
niennes, toutes ces pièces ont été des mois
entiers entre les mains des agents diplomatiques
et du ministre des Affaires étrangères des diffé–
rents pays. Aucun gouvernement n'en a été
ému. Nous avons outre ces documents quasi
officiels recueilli des correspondances privées
qui constituent un martyrologe.
Il résulte de toutes ces communications que
le but unique que se propose le Sultan est d'ex–
terminer totalement la race arménienne. Il y a
différentes méthodes pour y arriver ; les voici :
i" Interdiction de circuler. Pour aller d'un
village ou d'un bourg dans un autre, l'Armé–
nien doit se faire dresser un passeport, qu'il
obtient du reste avec la difficulté que l'on sait ;
c'est le « régime du domicile forcé ». Il en
résulte des inconvénients très graves et de toute
nature. Beaucoup d'Arméniens (ils sont très
industrieux) quittent leur localité pour aller
gagner leur vie à quelque distance de là, et
exercer les professions de boucher, boulan–
ger, etc., avec ces mesures vexatoires il leur est
impossible d'aller gagner leur vie, car ces inter–
dictions sont absolues et sans exceptions. Tout
Arménien qui a quitté l'Empire est immédiate–
ment emprisonné dès qu'il rentre sur le sol
natal.
A Mersine trois jeunes gens résolurent de
s'expatrier pour achever leurs études, ils revin–
rent quelques années après, l'un était médecin,
il fut emprisonné, les deux autres avaient con–
quis leur diplôme de pharmacien, ils furent
expulsés du territoire. C'est ce qui explique
l'exode forcée des
40.000
Arméniens qui, au
moment des massacres, se sont réfugiés en
Russie.
Ceux qui restent sont constamment exposés
à des arrestations arbitraires et sous les motifs
les plus futiles — en voici quelques-uns à titre
d'exemple :
X . . . arrêté sur le pont de Galata en plein
Constantinople, comme on le voit,
parce
qu'il
a salué un commissaire
de police qui
l'avait
arrêté la veille
Deux Arméniens arrêtés pour avoir fait de la
musique à 8 heures du soir (signe évident de
conspiration). Un autre jeté en prison pour avoir
porté un chapeau au lieu de fez réglementaire.
Quand au régime de la prison, il suffira pour
s'en faire une idée de consulter l'éloquente
statistique de la mortalité. En deux mois sur
quinze arrêtés,
8
morts. D'autre part, nous
lisons dans le Livre Bleu sur la Turquie. VI .
Pièce annexe i3, le récit suivant:
«
On le battit avec une telle cruauté que trois
bâtons se brisèrent sur son dos. A l'aide d'un ins–
trument pointu on pratiqua une ouverture sur sa
tête sur laquelle on enfonça à coups de bâton une
coquille de noix à moitié remplie de poux. — Un
autre fut pendu par la tête, les pieds à peine tou–
chant le sol, un autre fut étendu sur un chevalet,
et eut les chevilles entravées dans deux anneaux de
fer rouge. »
Dans quelle proportion cette horrible
«
justice»
est-elle pratiquée et de quelle façon est-elle
exercée ? Nous sommes en mesure d'affirmer,
preuves en main, qu'aucun témoignage chrétien
n'est admis devant les tribunaux. En ce moment
même les Arméniens de Césarée sont lésés par
les fonctionnaires eux-mêmes. «
Nous
avons
mangé les bords du gâteau,
disent ces derniers,
il faut manger le milieu ».
Le viol des femmes et des petits garçons se
pratique avec un cynisme inouï. Les parents d'un
enfant ainsi violenté, voulurent faire constater
par un médecin les traces des outrages des
Turcs et obtenir un certificat. Longtemps ils
cherchèrent un docteur qui voulut avoir ce cou–
rage, enfin ils purent rencontrer un vieux
médecin arménien qui se chargea de dresser
un rapport. Les Turcs, sous prétexte de con–
frontation légale de l'enfant avec le docteur,
ligotèrent ce dernier et lui firent également subir
les derniers outrages.
Un point sur lequel, il est utile d'attirer
l'attention des peuples civilisés, c'est la façon
toute particulière dont les impôts sont perçus
par les autorités. La plaine de Moush est
ordinairement le théâtre des meurtres et des
viols les plus nombreux des collecteurs turcs.
Pour satisfaire aux obligations du fisc, ces
bandits volent les troupeaux de l'Arménien
agriculteur, dès lors le bétail est vendu à des
bouchers qui ont un traité spécial avec eux.
C'est ainsi qu'une vache se vend de 3o à
40
pias–
tres, soit
8
francs, un mouton 3 francs. Ajoutez
à cette singulière opération, le fonctionnement
révoltant d'une
Banque agricole
qui est char–
gée d'acheter à vil prix les terres des Arméniens
qui ont été spoliés ou rongés par l'usure des
prêteurs.
Un autre moyen de percevoir les impôts,
consiste à plonger le contribuable dans l'eau
froide et de l'y laisser jusqu'à ce qu'il ait promis
de donner tout ce qui lui appartient.
Le procédé le plus commun dans les évictions
commises par les aghas est l'asservissement. Ils
prennent la terre de l'Arménien et le contraignent
à y travailler pour leur propre compte. S'ils le
défendent alors contre les autres aghas, c'est de
la même manière qu'on protège son bétail, sa
chose.
Du reste l'entente entre le gouvernement turc
et ces singuliers fonctionnaires, est absolue. A
Djézireh, Mustapha-pacha passe son temps à
rançonner les caravanes et les bateaux, il est du
reste le subalterne et le protégé de Zckhi-
pacha, commandant du
4'
corps d'armée, auteur
du massacre de Sassoun en
1894.
Il faudrait encore, Mesdames et Messieurs,
pour être complet dans cette hideuse descrip–
tion, pouvoir vous énumérer les meurtres abo–
minables qui ne cessent encore de se commettre
dans ce malheureux pays. La liste en serait
infinie.
Il arrive que certains Arméniens soient ainsi
amenés à se faire musulmans : malheur à eux
s'ils reviennent à leur ancienne religion; de
par la loi du Chéri, ils doivent être mis à mort.
Voici quelques exemples pris dans un rapport
officiel :
Mai
1901,
Margos Hareyan de Hetenk (Sassoun),
est torturé et tué par les Kurdes.
Le
13/26
juin, Hampar d'Avzagpour est tué pen–
dent la nuit, quand il était à la garde de ses boeufs.
Le
23/6
juillet, un Kurde du village de Tsegts-
mer, a tué à Alikepour, l'Arménien Azdouazadour.
Le
26/9
juillet, Tchaltoïan jeune, garçon de Moush
est blessé par un Turc dans les environs de la ville.
Le
4/17
juillet, trois Kurdes hospitalisés par
Bedros, quittent sa table, tuent sa femme et ses
enfants à coups de fusil.
Le
27/10
juillet, Ergoïan est tué à Erzrouk par
le Kurde Mozik.
Tels sont, entre mille, quelques cas des ces
meurtres
isolés,
comme les appellent les minis–
tres des affaires étrangères d'Europe.
Que font les Arméniens devant ces tueries ?
Ceux qui le peuvent s'expatrient, ceux qui
habitent des régions montagneuses comme
Zeïtoun et Sassoun, tiennent tête aux agresseurs.
A Zeïtoun, i5,ooo Arméniens ont résisté contre
5
o.
000
Turcs. « C'est là, dit le lieutenant-colonel
de Vialar, que la seule vue d'un uniforme français
avait donné de l'espoir à ces pauvres gens et
ranimé leur courage ». Ce qui prouve bien que
l'Europe aurait un seul mot à dire pour imposer
sa volonté et faire cesser ces carnages.
A Sassoun, en
1894,
il
y
eut
22
villages dé–
truits et
6.000
morts.
Dans cette même région, quelques centaines
d'Arméniens s'étaient réfugiés dans la montagne.
Le sultan fait annoncer qu'il est disposé à leur
pardonner s'ils se rendent. Deux cents malheu–
reux descendent alors, ayant leurs prêtres au
milieu d'eux; en arrivant dans le village, ils
rencontrent les Turcs qui les y attendaient,
commandés par le Muchir Zekhi pacha, ils
furent égorgés et poussés dans un immense
fossé qui avait été creusé la veille à leur inten–
tion.
Depuis, les Turcs ont voulu construire dans
la région, des casernes et des blockhaus, mais
l'an dernier les femmes arméniennes ont chassé
les maçons à coups de bâton. Maintenant le
gouvernement turc entend reprendre l'œuvre
inachevée et une dépêche de Bakou nous
annonce que les Kurdes et l'armée coupent les
communications entre Moush et le Sassoun;
c'est peut-être à bref délai un nouvel égorge-
ment.
Tel est, Mesdames et Messieurs, le résumé
trop incomplet encore, de la situation faite à
l'Arménie. Il est de notre devoir de mettre un
terme à cet état de choses.
Le gouvernement français a promis, d'accord
avec la Russie, de doubler les postes consulaires,
il vient d'envoyer un agent à Moush. Nous
aiderons ces fonctionnaires dans leur tâche et
Fonds A.R.A.M