vouèrent en quelque sorte leur adresse de
soumission au Sultan » ne couraient, à
Genève, aucun danger. Nu l n'est astreint
à l'héroïsme, c'est entendu : mais i l est aisé
de trouver aide contre le baron de R i c h -
thoffen auprès du gouvernement helvé–
tique et nous ne saurions tenir pour un
acte louable l'acte par lequel les étudiants
hellènes se sont mis en posture de recevoir
des « décorations et gratifications légères ».
P. ().
L I R E
Le Mouvement Socialiste
Revue hebdomadaire
Internationale
Directeur : Hubert L A G A R D E L L E .
Secrétaire : Emile B C R É .
Direction littéréraire : Lucien B E S N A R D .
Variétés
MON C OMME R C E DE LAINE
[
De la vie économique des Arméniens-Turcs)
(
Suite)
—
Mon père est mort depuis longtemps.
—
Comment ! pas possible ! pauvre Salak
agita, que nous étions de bons amis en–
semble I quand j'étais à Erzeroum, j'allais
tous les jours à sa boutique pour boire son
café; toi, tu n'étais qu'un bébé alors; on
t'apportait quelquefois à la boutique, je te
prenais dans mes bras et je te caressais ;
mais tu ne peux pas te le rappeler, tu étais
trop jeune.
—
Pardon, à qui ai-je l'honneur de parler,
s'il vous plaît ?
—
Je m'appelle Baïram agha, je suis l'in–
tendant de la maison du gouverneur, dit l'ami
de mon père en essayant de redresser son
dos voûté.
—
Alors, Baïram agha, du moment que
vous connaissez si intimement feu mon père,
je vous en prie, remédiez à ma situation. Je
suis parti d'Erzeroum pour aller à Djézireh
pour y acheter de la laine ; à l'entrée de la
ville on m'a arrêté et on m'a conduit ici. Je
ne sais pour qui l'on me prend, et l'on porte
de graves accusations contre moi ; alors que
moi, je ne suis qu'un jeune homme inno–
cent, et j'ai aussi mon passeport en règle.
—
Moi aussi, je suis venu justement pour
cela — répondit Baïram agha, en s'asseyant
intimement auprès de moi. On dit que un
peu de pain et un peu de sel mangés ensem–
ble, cela vaut dix années de connaissance, et
moi, j'ai-mangé tant d'années du sel et du
pain avec ton père, je ne saurais l'oublier ;
quand j'ai appris que tu étais là, je courais
immédiatement pour te sauver; aussi l'erais-
je tout ce qui peut dépendre de moi, mais,
toi aussi, tu dois écouter mes conseils.
—
Je suis tout prêt à faire tout ce que vous
m ordonnerez, partez, je vous en prie.
—
Pas grand'chose à faire ; tu sais bien
que maintenant rien ne se fait sans argent ;
tout finit là. dit Baïram agha, en se frottant
le bout du pouce avec le bout de l'index.
—
Certes, mais avec combien mon affaire
sera-t-elle terminée-
1
?
—
Ce n'est pas énorme ; avec cent
rouges
(
livres turques, environ 2.250 fr.).
—
Cent rouges! que dites-vous, Baïram-
agha, m'écriai-je furieux, c'est impossible.!
je ne puis payer, c'est au-dessus de mes
moyens.
Ne pouvant en môme temps retenir ma
colère du moment, je continuai :
—
Quoi ! m'emprisonner tout un mois, un
innocent ! me battre, me torturer, empêcher
mes affaires et me faire payer ensuite une
amende de cent livres, par dessus le marché,
cela, ah! non, par exemple, non! c'est im–
possible, je ne le pourrai pas, je ne peux pas
payer un para. D'ailleurs, je n'ai qu'à télé–
graphier tout de suite à Constantinople, à Sa
Majesté le sultan lui exposer ma situation,
et demander justice. Il n'y a pas encore
longtemps qu'un iradé impérial ordonnait
de laisser les Arméniens voyager où ils
voudraient...
—
Calme-toi, calme-toi, mon enfant, parle
avec modération, me dit Baïram agha d'un
ton paternel et me tenant par le bras. La co–
lère n'est pas une bonne chose, prends garde
de ne pas répéter les mêmes mots devant
un autre, ton cas peut devenir grave. Ce ne
sert plus à rien de t'adresser au sultan ; tu
crois que le sultan n'a aucun autre soucis et
qu'il attend après ton télégramme ! non,
écoute-moi, tout ce que je dis est pour ton
bien ; ce n'est pas moi qui empocherai tes
sous ; je les dépenserais là où i l le faut pour
te sauver.
—
Non ! loin de moi cette pensée, Baïram
agha, je n'ai pas
sur vous de tels soupçons ;
mais je ne puis débourser une si petite
somme ; 200 livres, voilà tout mon avoir ; si
je vous donne ces 100 livres, que me
restera t-il ?
—
Eh bien ! réfléchis sur tout ce que je
viens de te dire ; i l faut que je m'en aille ;
j'ai mes occupations; je reviendrai si je
trouve le temps, acheva Baïram Agha et i l
sortit après m'avoir salué.
Le tête dans les mains, je méditai assez
longtemps. Je ne pouvais pas croire beau–
coup à l'amitié de Baïram Agha avec mon
père ; je pensais plutôt que cet homme ne
pouvait être qu'un intermédiaire envoyé de
la part du commissaire ou môme peut-être
de la part du vali. Mais que m'importaient
son amitié ou ses relations avec mon père,
puisque c'était mon argent seul qui achève–
rait tout, et que ma délivrance ne serait due
qu'à mon argent. A la fin, ma conclusion
était qu'il fallait tout de même débourser et
me délivrer ainsi ; tout au plus, pourrais-
je faire un dernier essai pour diminuer le
prix de ma rançon. A ce moment même,
mon Ossman tchavouch, entrant dans ma
chambre, lui aussi, me conseillait la même
chose :
—
Ecoute Baïram Agha, lui, i l peut dire
beaucoup ; i l a déjà délivré tant d'autres
comme toi, i l a délivré même des gens con–
damnés à la potence, et Vallah ! (par Dieu !)
ee n'est pas un mauvais homme.
Baïram Agha revint le lendemain ; i l re–
commença ses conseils paternels ; moi, de
mon côté, je faisais un peu de résistance, et,
au bout du compte, on tomba d'accord que
je paierais seulement 80 livres; je déboursai
la somme aussitôt. L'ami de mon père me
promit de terminer l'affaire, le jour même,
sans faute.
Toute la journée je me promenais sans
cesse dans ma chambre, m'approchant de la
porte aussitôt que j'entendais le moindre
bruit de pas. Mais en vain ; i l se faisait déjà
tard, et je ne vis venir personne autre que
mon Ossman tchavouch. Je passai une nuit
très agitée ; le lendemain matin je vis enfin
Baïram agha entrer :
—
Eh bien ! mes félicitations, mon enfant,
voilà bientôt ton affaire arrangée ; dans une
heure je viendrais t'annoncer ta délivrance,
me dit-il par la porte, et i l disparut de nou–
veau.
Une heure ! qu'elle me parut longue !
Baïram agha reparut enfin pour me conduire
hors de la chambre :
—
Ah ! mon enfant, si tu savais tout ce
que j'ai supporté pour obtenir l'ordre pour
ton élargissement. Ton affaire était telle–
ment grave que si moi, Baïram agha, je
n'étais pas intervenu, tu n'aurais pas pu en
finir même avec mille livres ; enfin, n'en
parlons plus, grâce à Dieu, te voilà acquitté;
il faudra maintenant aller trouver M. le com–
missaire ; tu parleras avec lui avec grande
affabilité et tu n'oublieras pas sans doute de
lui exprimer tes remerciements.
M. le Commissaire, était tout à fait changé
cette fois-ci ; i l me proposa même une chaise
et d'un ton paternel, i l me déclara qu'il avait
reçu d'Erzeroum de bons renseignements sur
moi. et que surtout, Baïram agha, l'ami de
mon père avait intercédé en ma faveur, et
que par conséquent je pouvais continuer
mon chemin. Puis, en quelques mots, i l
expliqua la bonté sans limite du Sultan, la
probité du gouverneur, n'oubliant pas en
même temps de me parler de ses propres
vertus d'esprit et de cœur et me rendit enfin
mon passeport en me recommandant de le
porter à la chambre d'à côté pour l'aire enre–
gistrer au dos mon passage à Bitlis.
Après avoir exprimé toute ma reconnais–
sance et tous mes remerciements, nous
entrâmes avec Baïram agha dans la chambre
d'à côté pour y faire viser mon passeport.
Dans cette chambre i l y avait seulement
deux bureaux malpropres, devant lesquels
deux secrétaires assis, taillaient leurs calams
de roseau en causant. C'étaient deux vrais
types de kiatibs (scribes) turcs, avec des
figures déformées dans une fonction de fai–
néantise et dans les nuits de débauche, aux
manières conciliant par force l'Asie avec
l'Europe, des types qu'on ne peut décrire et
qu'il faut absolument voir de ses propres
yeux. L'un surtout offrait un spectacle fort
remarquable, éblouissant les yeux avec ses
vêtements de diverses nuances riches ; une
jaquette en serge rouge persane, un gilet
en velours bleu aux boutons jaunes, une
cravate vert clair et un pantalon blanc.
Fonds A.R.A.M