A peine nos kiatibs avaient-ils fini de
tailler leurs calams et de les essayer sur
leurs ongles, que le cri d'une prière musul–
mane se fit entendre; c'était le mollah de
l'administration qui annonçait l'heure de la
prière, à midi; des diverses chambres on vit
sortir les fonctionnaires, chacun un pot d'eau
à la main, pour accomplir le devoir indis–
pensable d'ablution et de prière. Baïram
agha et nos secrétaires sans doute devaient
prendre part à ce devoir sacré. Aussi atten–
disse devant la porte plus d'une demi-heure;
enfin tout se termina.
Les kiatibs reprirent leurs places et
recommencèrent à continuer leur conver–
sation interrompue, sans môme jeter un
regard sur moi :
Bref, nous nous sommes amusés très
bien, reprit lemonsieur aux vêtements bi –
garrés, après avoir porté vers la bouche un
pot d'eau placé dans la fenêtre. Nous avons
passé une nuit blanche, maintenant je suis
comme un idiot.
Où étiez-vous donc, intervint Baïram
agha.
Voici : nous étions invités chez Izzet
bey; il y avait amené Féridé hanoum ; nous
l'avons fait danser toute la nuit, et le rah'i
aussi était abondant; ah! je ne peux vous
l'expliquer! c'était une fête, une noce, répon–
dit le Monsieur, en faisant voir de joie ses
dents malpropres.
Féridé n'est pas mal; mais alors si vous
aviez vu sa mère; c'était une houn, une
houri! que de fois je l'ai fait danser; ah! où
sont les temps dema jeunesse, où? s'exclama
Baïram agha, plein d'émotion et en fermant
l'œil.
Et les plats! Baïram agha! ajouta le
secrétaire ; i l y avait dix plats différents et
quels plats! on nous apporta surtout un
pilaff digne de ta bouche
En voyant que le Kiatib allait continuer
encore longtemps la description de ses im–
pressions de nuit, je m'approchai doucement
et je le priai de terminer mon affaire.
Allah ! Allah ! patiente, respirons un
peu; tu n'éclates pas, par hasard, me cria
l'autre Kiatib.
Heureusement Baïram agha intercéda :
— «
Allons! i l ne s'agit de rien, écrivez et
donnez-lui, l'effendi est le fils de mon ami »;
et, s'approchant de moi, i l me dit à l'oreille :
«
Mets-lui un blanc dans la main! »
Le secrétaire, aussitôt qu'il vit le blanc,
oublia tout et prenant la plume termina mon
affaire.
Trouvant aussitôt un commissionnaire,
je fis enlever mon matelas et mes effets;
te moment attendrissant était arrivé pour
prendre congé d'Ossman Tchavouch et de
Baïram agha, tous deux, la lumière de mes
yeux. Je contentai Ossman Tchavouch avec
quatre medjidiés, mais i l fallut mettre cinq
livres dans la main de Baïram agha. « Bon
voyage, n'oublie point la bonté de Baïram
agha », cria derrière moi l'ami de mon
père.
Peut-on l'oublier!
t-:
Je quittais le commissariat pour aller dans
une auberge en ville, et chercher ensuite
une caravane pour Djezireh; soudain, une
fièvre violente me prit. Je mis la tête sur
l'oreiller ce jour-là, et je puis la lever à peine
de deux semaines. Le médecin ne me per–
mettait pas de voyager dans cet état; aussi,
je fus obligé d'attendre encore une semaine.
Je ne pus trouver une caravane directe pour
Djéziveh, et je fus obligé de suivre la cara–
vane qui passe à Segherd.
A peine étais-je arrivé à Segherd et étais-
je descendu dans une auberge, qu'un agent
de police vint et prit mon passeport enme
recommandant en môme temps de me pré–
senter aussitôt au commissariat. Étant fati–
gué et occupé, je ne puis suivre sa recom–
mandation le jour même ; mais jusqu'au soir
l'un des agents venait et l'autre partait pour
me dire que le commissaire me demandait.
Le lendemain, je me rendis au commissa–
riat. Je me trompais beaucoup en pensant
que j'avais terminé toute pénitence. Le com–
missaire d'ici, par sa connaissance fine des
lois, inventa quelque chose de tout à fait
nouveau.
Nous ne pouvons pas accepter la garan–
tie personnelle comme quoi vous n'allez pas
vous enfuir en Amérique ; i l faut, d'après la
loi, verser absolument 50 livres sonnantes
dans la caisse du gouvernement.
Soit, Monsieur; mais ceux qui m'ont
délivré ce passeport, ignoraient-ils donc
cette loi ?
Ce que font les autres, cela ne me
regarde nullement, moi je ne connais que la
loi, dit d'un [ton décisif le commissaire —
lequel était un Kurde de Bohtan. — Ton
passeport reste ici jusqu'à ce que tu apportes
les 50 livres.
Je vous en prie, Monsieur, rendez-moi
mon passeport, que je m'en aille, je suis en
retard; si une erreur contre la loi est com–
mise et si c'est moi qui en suis responsable,
à mon retour à Erzroum, je paierai l'amende.
Tenez, tenez, regardez-moi ce ghiaour;
il croit tromper le monde ainsi ; je te dis que
je ne connais ni Erzeroum, ni rien; si demain
tu te sauves d'ici en Amérique, c'est moi
seul qui en suis responsable, et ni toi ni
Erzeroum.
Qu'est-ce que je pouvais désormais ré–
pondre à un tel homme qui trouvait si facile
de se sauver en Amérique ; comme si Segherd
était un grand port et que plusieurs bateaux
en parfassent pour New-York journelle–
ment. Je laissai mon passeport et je sortis,
très en colère et jefisvœu de ne plus payer
un para. Le même jour, je télégraphiai à
Bitlis, au vali et au commissaire et, en leur
exposant ma situation je demandai une ré–
ponse favorable. Dix'ours passèrent ainsi, et
pas une réponse n'arriva.
Le commissaire Kurde avait aussi son
Baïram agha à l u i ; il venait tous les jours
me trouver, avec cette différence seule que
celui-ci sans une connaissance à mon père,
négociait avec moi et ordinairement parlait
avec plus de franchise. Le commissaire avait
appris tout ce qui m'était arrivé à Bitlis,
l'histoire des 80 livres et s'était fâché en
disant: « Quoi! le commissaire de Bitlis a
des dents, est-ce que moi je n'en ai pas?
Pourquoi ne me donne-t-il pas aussi quel–
que chose à moi ?
L'affaire étant ainsi éclaircie, voyant qu'il
n'y avait aucun espoir de secours, ni de B i –
tlis ni d'aucun endroit, je me vis obligé de
violer mon vœu et de racheter mon passe–
port pour 10 livres au commissaire de Se–
gherd.
Etant resté en tout dix-sept jours à Se–
gherd, je trouvais une caravane et je partis,
et j'arrivais enfin le 18 juillet à Djezireh.
Etant déjà expérimenté, aussitôt arrivé, je
me présentai immédiatement au commissa–
riat; je montrai mon passeport et retour–
nant à l'auberge, j'écrivis
s
une lettre à Sar–
kisse et comme premier bénéfice résultant
de mon commerce de laine, j'y joignis mon
compte de 120 livres.
Je me reposais un peu et j'allais ensuite
trouver Aptichs, courtier chaldéen er laine
pour lui déclarer que j'étais venu acheter de
la marchandise.
Pour l'année prochaine ! me répondit
l'homme en riant à gorge déployée. Tu es
arrivé trop tôt !
(
D'après
la Revue
Mourthcli
de Tiflis.}
FIN
LIRE :
L'EUROPÉEN
Cour r i e r International Hebdomadaire
POLITIQUE. DROIT INTERNATIONAL
QUESTIONS
SOCIALES,
LITTÉRATURES, A R T .
Direction : V A N I
S
i Iv \ I . I <
. 1 (
Ley de
C h . S E I G N O B O S (Paris)
Rédacteur en elief :
A . - F E R D I N A N D
I1EROLD.
24,
rus Dauphine, P A R I S (vi*)
Articles de M M . Frédéric P A S S Y , Francis de P R E S S E N S É ,
John.-M. R O B E R T S O N , D " ' M . K R O N E N B E R G , A . A U L A R D )
Marcel C O L L I È R E , Xavier de R I C A R D , Raoul A L L I E R ,
André FONTAINAS, Pierre Q U I L L A R D , Georges EEKIIOUD.
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