appliquer la loi du Chéri ; i l fallait, pensait-
on, se préparer à prendre la vie et les biens
des rayas rebelles. La démonstration de
Constantinople fut signalée par les fonction–
naires comme une tentative des Arméniens
pour renverser la Porte; i l pénétrait jusqu'à
Orfa des bruits de massacres d'Arméniens,
exécutés dans des villes d'Anatolie par les
musulmans. On racontait que des Arméniens
avaient attaqué des mosquées et employé la
dynamite: des récits de coreligionnaires
habitant des villes où des massacres avaient
eu Heu, poussaient les mahométans à rem–
plir leurs devoirs de croyants. Le gouverne–
ment commença à distribuer des armes et
des cartouches aux zaptiés et aux autres
troupes, à envoyer des patrouilles dans les
quartiers arméniens.
J'ajoute que, lorsque les télégrammes par–
lèrent de réformes accordées, on expliqua
aux mahométans qu'il s'agissait de donner
l'autonomie aux Arméniens. Cette interpré–
tation, répandue sans doute par des fonc–
tionnaires, eut une influence néfaste sur les
sentiments des musulmans envers les Armé–
niens. Pendant qu'on les excitait ainsi survint
un événement qui mit le feu aux poudres. Je
dois entrer dans les détails. Il s'agit du fait
le plus contesté, le point de départ du plus
considérable des massacres. Un musulman,
Ismael Birijikli, avait acheté d'un changeur
arménien, nommé Bogos, un certain nombre
de ghazis, vieilles pièces de monnaie, utili-
sées comme ornements par les femmes du
pays. Le paiement se faisait attendre. Bogos
entra un samedi, le
2 6
octobre
1890,
dans la
maison du mahométan pour réclamer son
argent. Birijikli, irrité de le voir franchir le
seuil de son appartement, le renvoya rude–
ment et lui dit qu'il le verrait le lende–
main.
Le lendemain, le dimanche
2 7
octobre, le
musulman, fidèle à sa parole, arriva avec
quelques camarades dans la maison de Bo–
gos. On lui dit que celui-ci était sorti. Il
partit pour le chercher dans les rues, le ren–
contra près de la cathédrale, dans le quar–
tier arménien, et l'assomma d'un seul coup.
C'était dimanche : un grand nombre de com–
patriotes de la victime se trouvaient près de
la cathédrale. Ils saisirent aussitôt le maho–
métan et le livrèrent aux zaptiés du poste
voisin.
Pour ce qui suit, i l y a deux versions. Les
Turcs racontent que les Arméniens ont atta–
qué le poste et mis à mort Birijikli. Les Ar–
méniens aflirment au contraire qu'en voyant
les zaptiés prêts à laisser échapper le meur–
trier, ils ont pénétré dans le poste, et insisté
auprès des zaptiés pour qu'ils le leur livras–
sent : ils voulaient le remettre aux autorités,
ou tout au moins accompagner les soldats
qui le leur livreraient. Les zaptiés refusèrent,
naturellement, et tentèrent de pousser dehors
les Arméniens. Une bagarre s'ensuivit, dans
laquelle le prisonnier fut grièvement blessé.
Il mourut en route, pendant que les zaptiés
le portaient au palais du gouverneur. Un
médecin arménien, nommé Melkon, fut
appelé par le major de la gendarmerie, pour
faire un rapport. Il déclara que les blessures
dont Birijikli était mort provenaient de
baïonnettes de zaptiés. Il est bien établi que
le major menaça de mort le docteur armé–
nien , s'il donnait ces conclusions. Melkon
chercha un refuge dans une maison musul–
mane ; i l y fut découvert le lendemain par le
major et toute une foule. On l'entraîna; le
major le tua d'une balle et laissa sa suite
s'emparer du cadavre. Ils le mutilèrent de la
façon la plus indigne, le traînèrent dans les
rues, le mirent en pièces et Unirent par le
jeter dans un fossé.
Le dimanche soir,
2 7
octobre, et dans la
nuit qui suivit la mort de Birijikli, l'agitation
parmi les musulmans, et la crainte parmi les
chrétiens furent très grandes. Quelques Ar–
méniens montèrent la garde toute la nuit
dans leur quartier, s'attendant à être atta–
qués. Ils rencontrèrent une patrouille et des
coups de feu furent tirés. Les Arméniens ra–
content qu'une des patrouilles turques ayant
interpellé les Arméniens, ils s'enfuirent, et
que les zaptiés firent feu sur eux ; d'après la
version turque, une bande d'Arméniens ar–
més de martinis auraient attaqué la pa–
trouille.
Il faut accepter cette version oflicielle tur–
que sous bénéfice d'inventaire, ou même n'y
pas croire du tout, et se souvenir que les au–
torités turques ont, appelé la démonstration
de Constantinople « attaque des Arméniens »,
et ont fait remonter l'origine de la plupart
des massacres, selon laformule stéréotypée,
à « une attaque des mosquées par les Ar–
méniens pendant la prière du vendredi ». De
plus, i l est étrange que la patrouille, atta–
quée, au dire des Turcs, par les Arméniens,
n'ait reçu aucune blessure et n'ait réussi à
arrêter aucun des assaillants.
D'après une autre version arménienne, l'at–
taque aurait été l'œuvre de Turcs déguisés
en Arméniens, dans le but de fournir un pré–
texte aux massacres.
Les quelques Arméniens qui s'aventurè–
rent au bazar le lendemain, revinrent en
toute hâte, la plupart blessés et couverts de
sang. Ils étaient suivis de la populace maho-
métane armée, qui attaqua le quartier amé-
nien en criant : « Mort aux infidèles ! »
Lorsque les Arméniens, pour la plupart
restés chez eux, virent que les mahométans
méditaient un massacre général, ils opposè–
rent, aux entrées principales de leur quar–
tier, une résistance énergique et forcèrent
enfin la populace à se retirer. Les mahomé–
tans avaient perdu
4
ou 5 des leurs, les Ar –
méniens
2 7 .
La populace, échouant dans son dessein,
songea au pillage.
190
maisons arméniennes
et
7 0 0
magasins furent complètement sac–
cagés et détruits.
La rapidité des événements racontés plus
haut, fait conclure à un plan tout préparé
d'avance. Il est établi qu'un notable maho–
métan d'Orfa, Houssein-Pacha, transféré
plus tard à Alep, a été l'instigateur général,
et que Birijikli, un pauvre homme, n'était
pas en état d'acheter un grand nombre de
ghazis ; Houssein-Pacha l'avait fait agir pour
pousser les Arméniens à un acte patent de
violence contre un mahométan. Il faut ajou–
ter qu'on répandit en Anatolie, parmi la po–
pulation musulmane, des récits mensongers
de violences exercées sur des femmes tur–
ques par des Arméniens.
A partir du lundi, jour où les musulmans
furent repoussés, tous les Arméniens de–
meurant dans la ville en dehors des quartiers
exclusivement habités par leurs coreligion–
naires, ou dans les faubourgs, furent atta–
qués et les hommes assommés. Le quartier
arménien fut assiégé ; i l n'était permis à per–
sonne d'en sortir. La conduite d'eau fut
coupée ; défense d'introduire des vivres. Cet
état de siège dura deux mois, jusqu'au
28
dé–
cembre, date du grand massacre.
L'évoque arménien désirait exposer, par
télégramme, l'état des choses à S. M. le sul–
tan ; les autorités refusèrent d'envoyer la dé-
piche. La situation désespérée de son trou–
peau désolait le digne prêtre ; i l se retira
dans son monastère, hors de la ville, et y
resta prisonnier jusqu'au second massacre.
Aucun Arménien, même son secrétaire, n'ob–
tint l'autorisation de s'entretenir avec lui,
pas même en turc et en présence de gardes.
Dans la nuit du lundi, les Arméniens,
voyant leur situation désespérée, la poste et
le télégraphe coupés, envoyèrent un messa–
ger à Aïntab, pour y faire connaître leur po–
sition et demander du secours. Le messager
fut arrêté et se trouve maintenant en prison
à Orfa, sous le poids d'une grave accusation,
celle d'avoir commis un acte séditieux. Un
autre messager, envoyé dans la nuit du mer–
credi suivant, eut le même sort.
Le mardi
2 9
octobre, la populace continua
à piller les parties extérieures du quartier
arménien. Plus tard, les musulmans racontè–
rent que c'étaient les Arméniens qui avaient
tiré sur les Turcs. Le mercredi 3o octobre, le
moutessarif Hassan-pacha arriva de Sour-
roudj, où i l était resté dix jours. Plus de
1,000
mahométans, dont la plupart avaient
participé à l'attaque et au pillage des jours
précédents, furent enrôlés comme réser–
vistes. Le gouvernement somma les Armé–
niens de livrer leurs armes, en particulier
1,800
martinis, qu'ils devaient avoir reçus de
l'étranger. On leur promettait de désarmer
ensuite les musulmans. Les Arméniens ré–
pondirent qu'ils n'avaient pas de martinis ;
qu'ils n'avaient aucune confiance en leurs
concitoyens mahométans, qui avaient été les
agresseurs, et avaient déclaré que le Sultan
ordonnait d'anéantir la nation arménienne ;
qu'ils ne pouvaient livrer leurs armes avant
que les mahométans eussent été privés des
leurs. Le gouvernement insista pour désar–
mer d'abord les Arméniens; i l leur fit savoir
qu'ils ne pouvaient compter sur aucun appui,
s'ils ne livraient leurs martinis.
Les réservistes tout récemment enrôlés fu–
rent répartis par détachements dans le quar–
tier arménien, soi-disant pour le protéger ;
mais ils ne cessèrent de répéter aux Armé–
niens que leur anéantissement avait été dé–
cidé par le pouvoir central. Ils extorquèrent
de fortes sommes d'argent et des objets de
prix en promettant leur protection ; enfin ils
déclarèrent que ceux-là seuls seraient sau–
vés, qui se feraient musulmans. Tous ceux
qui voulaient se convertir à l'islam devaient
arborer sur leur toit un drapeau blanc. Les
Arméniens, en proie au plus affreux déses-
Fonds A.R.A.M