zireh on l'ait le commerce de laine ; là, des
commerçants achètent, chaque printemps,
en grande quantité, de la laine de moutons
et de chèvres et, sur des
kéléks
(
radeaux
à outres), l'envoient, par le Tigre, jusqu'à
Bagdad, et de là on expédie en Europe.
Partons, nous aussi, pour Djézireh et tentons
cette affaire ; tu as quelques centaines de
livres; j'en donnerai autant, et nous nous
mettrons à l'œuvre. Qu'en penses-tu"?
Que fallait-il répondre? je me trouvais
dans une telle situation que déjà, depuis
longlemps, j'avais perdu toute aptitude à
réfléchir longuement; je donnai mon con–
sentement aussitôt, et, en quelques jours,
nous avions fait nos préparatifs pour partir
le plus tôt possible et nous trouver sans
faute à Djézireh au mois de mai.
Malgré les faveurs impériales, i l ne fut pas
si facile d'obtenir un passeport. Pendant
trois semaines, nous courûmes d'une porte à
l'autre, nous usâmes quelques paires de
chaussures et nous dépensâmes quelques
dizaines de medjidiés à droite et à gauche.
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fallait avoir un certificat de « l'aratchnor-
taran », un autre du moukhtar, certifiant
que nous avions payé tous les impôts
du gouvernement, et i l fallait donner des
garants que nous ne nous enfuirions pas en
Amérique.
Enfin, après avoir accompli toutes ces for–
malités, nous avons obtenu l'ordre pour la
délivrance d'un passeport et nous sommes
allés nous présenter au
kialib
(
secrétaire)
préposé au bureau des passeports.
Kiatib effendi lui aussi jugea indispensa–
ble de nous faire subir un petit interroga–
toire, et ouvrit les registres pour trouver nos
noms. L'inscription de mon nom correspon–
dait à mon acte de naissance, mais quand
le tour vint pour Sarkisse, Kiatib effendi lut
dans les registres :
Sarkisse Tchavouchian, né en 1309, le
12
rédjèbe (septième mois de l'année lunaire
arabe).
Pendant quelques instants il calcula sur
ses doigts et, jetant ensuite un regard
idiot sur la figure de mon camarade, de–
manda :
Tu as donc six ans?
Six ans, que dites-vous, effendi, s'écria
Sarkisse hors de lui-môme.
Qu'as-tu à crier, sot, pourquoi ne cal–
cules-tu pas; tu es né en 1309, nous sommes
en 1315, combien d'années cela fait-il?
En effet, d'après les registres, mon cama–
rade qui avait 30 ans, se trouvait avoir 6 ans ;
il était évident qne lors de l'enregistrement
le kiatib s'était trompé.
Les registres sont faux, effendi, je vous
prie, corrigez, comment puis-je avoir 6 ans,
dit Sarkisse d'une voix troublée.
Tais-toi, chien, s'écria Kiatib effendi
furieux, en empoignant l'encrier, les regis–
tres du gouvernement ne peuvent pas être
faux ; je te donnerai ton passeport d'après ce
que je trouve écrit ici ; si cela te plaît, tu le
prendras, sinon, tu feras comme tu vou–
dras.
Connaissant le tempérament fougueux de
mon camarade, je compris aussitôt que des
choses graves et dangereuses s'ensuivraient;
aussi, en prenant Sarkisse par le bras, j ' i n –
tervins :
Qu'as-tu à parler ainsi à tort et à tra"
vers ? Kiatib effendi a raison ; cela va sans
dire que les registres du gouvernement ne
peuvent pas être faux; c'est toi qui as vieilli
trop vite, tu ne t'en aperçois pa».
Sur cette intervention sage, Kiatib effendi
se calma un peu; je lui demandai de donner
mon passeport seulement, et tout étant ter–
miné, nous sortîmes.
Sarkisse irrité ne pouvait ouvrir la bouche;
le pauvre homme n'avait pas eu besoin de
passeport dans toute sa vie, car i l n'avait
jamais voyagé et, par conséquent, i l ne son–
geait même pas que les registres du gouver–
nement l'avaient rendu si jeune. Maintenant,
s'il avait accepté le passeport où il était ins–
crit comme ayant 6 ans, cela signifiait qu'il
avait de lui-même mis le pied dans le piège:
faire corriger cette erreur manifeste, c'était
sinon impossible, du moins cela demandait
trop de temps, puisque nous devions nous
trouver sans faute à Djézireh au mois de
mai, pour faire nos conditions avec les Kur–
des à propos des marchandises à acheter.
Nous étions le 19 avril, nous avions un
voyage de 10 à 12 jours à faire ; la caravane
d'Ali agha, chef Kurde, un ancien ami à
nous, allait partir le lendemain; il lut décidé
que je partirais seul, et que Sarkisse reste–
rait pour le moment.
Le lendemain, vers le soir, notre caravane
sortait déjà par la porte de la ville. A peine
arrivés devant la porte, nous étions envahis
par une foule de gens sortis des masures
voisines ; on accostait chaque voyageur; un
vieux zaptié tint le mors de mon cheval ;
j'avais déjà préparé mon passeport ; je l'avais
dans la main et je le déployai aussitôt.
Qu'est-ce que c'est que ça, un passe–
port! cache-le dans ta poche, où est donc ta
bourse ! me dit le zaptié en remuant la tête.
Ce n'était pas difficile de le comprendre :
je lui mettai dans la main une pièce de cinq
piastres.
Là, maintenant, va, bon voyage, me
dit-il, et il lâcha le mors de mon cheval.
C
Sur notre chemin, la première ville par
où nous avions à passer, c'était Bitlis. Nous
avons mis 8 jours pour y arriver en partant
d'Erzeroum ; chemin faisant, nous rencon–
trions à chaque pas des cavaliers hamidiés,
qui, toute la journée, couraient sur leurs
chevaux dans les champs et sur les routes,
pour anéantir des «
éléments dangereux
»,
pour
sauver les paysans arméniens de leurs far–
deaux de blé, de meubles et d'animaux, et
pour garder le pays toujours en paix. J'étais
le seul Arménien faisant partie de la cara–
vane, mais Ali agha, chef de la caravane était
un ancien ami à mon père; c'est lui qui se
chargeait toujours du transport de nos mar–
chandises pendant des années ; aussi ne
pouvait-il tolérer que quelqu'un m'osât re–
garder d'un mauvais œil. Depuis quarante
ans, il faisait le service sur les mêmes che–
mins, avait des relations intimes avec les
chefs des tribus Kurdes, et les Kurdes étaient
pour cela pleins d'égards envers lui. Et voilà,
c'est grâce à la protection de cet homme
que, sans laisser ma tête en chemin, j'arrivai
à Bitlis.
Déjà, la caravane entrait dans la ville;
tous mes effets et ma literie étaient chargés
sur mon cheval, et moi perché là-dessus,
j'occupais une position haute et, tout en me
balançant, j'observais Bitlis, situé sûr les
bords d'une belle vallée. Mais je ne pus con–
tinuer à rester dans cette position poétique.
Sur le pont qui se trouvait devant nous,
soudain un tumulte éclata. Un groupe
d'agents de police et d'inspecteurs de la ré–
gie de là-bas et de la Dette publique envahi–
rent la caravane ; l'un demandait les passe–
ports aux voyageurs, un autre fouillait les
muletiers pour s'assurer s'ils portaient des
lettres sans timbres, d'autres enfin, fouil–
laient les effets des voyageurs pour voir si
l'on cachait du tabac prohibé et des objets
de contrebande. Moi je m'approchai tran–
quillement; qu'est-ce que j'avais à craindre?
grâce à Dieu, j'avais mon passeport en règle
et je ne suis pas un contrebandier. Le chef
dé la policé m'aperçut soudain ; il fixa les
yeux sur moi pendant quelques instants, et
ouvrant ensuite la bouche toute grande,
courut vers moi en criant:
Arrêtez-le, le voilà, le cochon,c'est lui.
Je n'eus môme pas le temps de réfléchir
sur le sens de ces paroles extraordinaires ; en
un clin d'oeil, tous les agents tombèrent sur
moi et, me faisant descendre du cheval, me
traînèrent vers le bord de la route.
D'où viens-tu, me demanda le chef des
agents, haletant comme un chien qui s'em–
pare d'une proie difficile.
D'Erzeroum, effendi, voici mon passe–
port.
Il jeta un regard distrait sur mon passe–
port et le mit dans sa poche en riant.
Tout cela est combiné à merveille,
giaour le renard, marche devant moi, tu
dois aller tout de suite et immédiatement au
poste de police.
Mais pourquoi, effendi, je veux savoir
le motif.
Marche, chien, gronda le chef, en me
donnant un coup de pied au derrière, je ne
suis pas obligé de te donner des explications
pendant des heures entières ; allons au poste ;
tu y sauras le motif.
Je compris désormais qu'il ne fallait plus
ouvrir la bouche, et je commençai à mar–
cher la tête penchée, pendant qu'un agent
et quelques inspecteurs avaient commencé
à mettre mes effets sens dessus dessous. Je
traversai la ville assez solennellement ;
j'avançais, entouré de quatre agents, et le
chef allait devant nous, balançant son gros
ventre, et jetant des regards orgueilleux à
droite et à gauche.
Quand nous arrivâmes au poste, i l m'est
impossible de vous décrire l'impression que
je fis. Des paroles furent échangées à voix
basse entre les agents qui m'accompagnaient
et ceux qui se trouvaient-là ; on me fit aus–
sitôt comparaître devant le commissaire de
police.
Le commissaire était un homme grand,
aux cheveux grisonnants, une de ces figures
sur lesquelles la nature, dès le premier jour,
Fonds A.R.A.M