A M. Viannès, secrétaire particulier du
ministre des affaires étrangères;
A M. Cocheris, secrétaire du Congrès de
sauvetage, à l'Exposition de 1900;
A M. Léonce Vaïsse, peintre français.
La 3« classe du
Medjidié
(
chevalier) à
M. Badin, sculpteur;
A M. Coste, premier commis aux postes et
télégraphes.
Il va de soi que nulle des personnes qui
furent ainsi notées par la bienveillance
impériale ne méritait pareille injure, non
plus que l'honorable M . Loubet, président
de la République, que les nécessités de sa
charge obligèrent, lui aussi, à accepter na–
guère une décoration de l'assassin.
P. Q.
Variétés
MON
C OMME R C E DE LAINE
(
De la vie économique des Arméniens-Turcs)
L'autre jour, pendant que je fouillais mes
vieilles paperasses, je trouvai un carnet;
bien qu'il ne fût pas de vieille date, les cou–
vertures en étaient déjà usées et sur les
feuilles pâlies on pouvait lire à peine les
comptes et les notes prises pêle-mêle. Remet–
tant aussitôt les autres paperasses dans leur
poussiéreuse demeure, je m'allonge sur mon
sofa et je commence à feuilleter le carnet à
demi usé où j'avais réuni mes souvenirs pen–
dant le cours d'un fameux voyage commer–
cial. Mon pauvre mémorial! comment aurai-je
pu le garder neuf ! i l avait fallu le fourrer
dans mille trocs, sous la selle de mon cheval
et jusque dans la musette, pour qu'il ne
tombât point dans des mains malveillantes.
Tout à la première page, je lis : « Parti
d'Erzeroum le 20 avril 1899 et arrivé à Djé-
zireh le 18 juillet de la même année ». N'ou–
vrez pas la bouche si grande; ce qui est
encore plus surprenant le voici : mes frais
de voyage se sont élevés à une somme de
120
livres turques, dont 100 livres dépensées
pour mon passeport.
Racontons plutôt.
A
Aussitôt après avoir achevé mes études à
l'école Sanassarian d'Erzeroum, où je suis
né, mon'unique idéal était de passer en
Europe et d'y faire mes études universitaires.
Dès mon enfance, j'avais une aptitude pour
les lettres, et j'écrivais toutes les semaines au
moins trois dissertations et une poésie.
Ayant réuni mes œuvres dans un cahier, je
les lisais à mon père avec ardeur, et chaque
jour, lui expliquant l'ardeur divine qui me
brûlait, je m'efforçais de lui persuader que
les intérêts de la nation et de l'humanité
réclamaient enfin mon envoi en Europe. Le
pauvre homme tâchait en vain de me faire
oublier ces « folies » en m'objectant le
manque de ses ressources et sa vieillesse.
«
J'ai élevé enfin un fds avec tant de sacri–
fices, pour qu'il prit la direction de mes
affaires, qu'il fut le soutien de ma vieillesse,
et le voilà qui rêve d'aller dans des pays
lointains». Ainsi se plaignait le pauvre vieil–
lard à toutes les connaissances qu'il rencon–
trait, et i l soupirait.
Un événement inattendu décida enfin de
mon sort. Mon père mourut un beau jour, me
soumettant par sa mort à ce qu'il n'avait pas
pu me faire comprendre par ses paroles. Du
même coup, mes projets furent anéantis, tout
mes le fardeau de notre famille tombant sur
épaules ; je fus obligé de brûler, de désespoir,
le cahier de mes poésies et de rester dans le
magasin de toilerie de mon père. Par la dis–
parition de mes œuvres inédites, la littérature
arménienne gagna-t-elle ou perdit-elle ? Je
l'ignore: mais à cette époque-là, je peux
vous assurer que, personnellement, je n'y ai
rien perdu. Au lieu d'une plume, prenant en
mains « l'archine » (aune turque) de mon
père, je fus persuadé dans peu de temps que
j'étais l'ait plutôt pour le commerce que pour
la poésie. La déesse du commerce me sourit
dès le premier jour et dans peu de temps,
agrandissant assez le commerce de mon
père, je devins sur le marché, comme on dit,
«
un homme honorable », assez honorable
pour être élu
thaghagan
(
membre du conseil
de la paroisse).
Encouragé par ce prompt succès, j'avais
déjà commencé à former de nouveaux pro–
jets. Mon rêve était de donner un dévelop–
pement de plus en plus grand à mon com–
merce, d'entasser une grande richesse, et,
par la force de l'argent, de faire réussir tou t
ce que le sort ne m'a permis de réaliser par
la plume. Mais qui pouvait songer qu'un
avenir proche se riait de moi...
Déjà, en 1894, le commerce était dans un
état stagnant et mes affaires aussi commen–
cèrent à aller mal. Souvent, des journées
entières, je bâillais dans ma boutique sans
gagner cinq paras; mais à cette époque-là,
le commerce et le gain journalier m'intéres–
saient peu. Avec les vents d'automne nous
parvenaient de loin des voix souriantes; les
Arméniens, plusieurs fois par jour, se d i –
saient à voix basse des choses mystérieuses
à l'oreille l'un de l'autre, et les visages de
nous tous rayonnaient de joie.
C'était l'année 1895, le soleil de mai anima
davantage nos cœurs. Désormais on pouvait
entendre nos conversations; les bonnes nou–
velles, pour ainsi dire sans fils télégraphiques,
nous parvenaient de tous côtés, indécises,
mais bien à l'heure, et tout le monde, jour
par jour, attendait impatiemment pour avoir
le bonheur de se féliciter l'un l'autre. En
ville, une foule de gens, d'un aspect hideux,
descendus des montagnes, s'amassaient ;
armés de pied en cap, ils circulaient dans le
marché et jetaient des regards farouches sur
nos marchandises et sur nous. Une menace
inconnue se formait dans l'air; néanmoins,
les espoirs qui nous animaient étaient assez
grands pour nous faire rire en nous-mêmes
de cette foule de sauvages. Mais aux bonnes
nouvelles commencèrent aussitôt à s'en mêler
de mauvaises, et nous étions opprimés par
un sentiment extraordinaire d'épouvante et
d'espoir, quand enfin l'orage éclata, empor–
tant et notre espoir et notre désespoir.
Dans ces jours-là, ou comme les feuilles
arméniennes de Constantinople écrivaient,
dans cette «
crise économique
»,
les soins du
commerce n'existaient plus pour moi; une
foule de clients inconnus, sans vous le de–
mander, avait emporté toutes les marchan–
dises de ma boutique, ainsi que celles de
beaucoup d'autres, jusqu'aux planches et
aux volets de la boutique ; et nos paras, on
n'est pas venu nous les rendre jusqu'à aujour–
d'hui... Mais je n'ai pas grand regret pour
cela, car beaucoup d'autres patrons armé–
niens, avec leurs marchandises, perdirent
aussi la vie ; moi, au moins, j'ai eu la vie
sauve avec une partie de mon capital.
B
Ainsi, n'ayant plus à songer ni à mes bé–
néfices ni à mes pertes, j'étais au repos chez
moi depuis environ deux années. D'ailleurs,
je n'étais pas le seul; parmi la plupart des
Arméniens qui avaient pu,
pendant la crise
économique,
avoir au moins la vie sauve,
grâce à sa Majesté le Sultan, les uns, ceux
qui possédaient, couchés sous leurs figuiers,
vivaient de leurs rentes, et ceux qui n'avaient
rien... jeûnaient.
La situation pourtant devenait pour moi
de plus en plus insupportable et inquiétante.
Mon capital était déjà assez maigre ; je pos–
sédais à peine quelques centaines de livres ;
je n'osais pas reprendre mon commerce ; il
était impossible d'aller chercher de l'ouvrage
à l'étranger, car on nous refusait le passe–
port.
Nuit et jour je me cassais la tête pour
trouver une solution quand, un dimanche,
de la chaire de l'église, notre vicaire, après
mille et mille souhaits, annonça au peuple
une série de faveurs impériales communi–
quées par le patriarcat. Parmi ces faveurs, la
plus importante pour moi était la liberté de
circulation rendue aux Arméniens. Donc il
était possible d'obtenir un passeport.
Le même jour vint me visiter Sarkisse
Tchavouchian, qui était un voisin au bazar
et un ami très intime ; on avait aussi pillé sa
boutique et lui aussi mangeait de son capital
comme moi.
Eh ! que penses-tu des nouvelles d'au–
jourd'hui, me dit Sarkisse en entrant?
Que veux-tu que je dise, Sarkisse, je me
tranquillise un peu ; si nous continuons
ainsi à manger notre capital, nous n'aurons
bientôt qu'à ouvrir la bouche au vent; moi
j'espère obtenir un passeport et partir pour
Caucase.
Pour Caucase, non : moi j'ai déjà trouvé
de l'ouvrage, et si cela te convient nous y
travaillerons ensemble. Ici, en Arménie, i l
n'y désormais rien à espérer ; nous ne som–
mes pas en sécurité ; on ne nous laissera pas
tranquilles ; pour le moment, il n'y a aucun
espoir de réformes non plus ; pour moi, le
mieux, c'est de s'éloigner d'ici.
Allons du côté de la Mésopotamie où i l n'y
a pas beaucoup d'Arméniens et, par consé–
quent, i l y aura peu de persécution. Je sais
depuis longtemps qu'aux environs de Djé-
Fonds A.R.A.M