L E T T R E S
«
le IJiv l'iji'li et cle Ka rpou t
L E TT K E S D E D I V R I G H
I
Dans ma précédente lettre, j'avais parlé
du pillage officiel. Depuis, on réclame les
arriérés des impôts militaires de trois ans;
en employant pour cela toutes les mesures
vexatoires. Depuis un mois, les bêtes féro–
ces, qu'on appelle des percepteurs, dispersés
dans les villages arméniens, sous prétexte de
percevoir les impôts, commettent tous les
méfaits; faire couler de l'eau bouillante et
de l'eau froide sur la figure des habitants:
les barbouiller de bouse; leur faire manger
delà bouse; les rouer de coups sont devenus
des faits habituels; ils pillèrent tout, les
provisions, les lits et les vêtements; aujour–
d'hui le peuple est soumis à l'extrême mi–
sère ; si cela continue ainsi, les Arméniens
d'ici seront anéantis sous peu; car, comme
conséquence de la misère, des maladies
contagieuses sont déclarées ici. Le gou–
vernement avait promis un escompte de
cinq pour cent à celui qui payait la totalité
des impôts de l'année courante et l'avait fait
annoncer comme une grande faveur ; mais ce
ne fut là qu'un moyen pour le gouverne–
ment d'être estimé aux yeux des étrangers,
car les Turcs seulement profitèrent de cette
faveur; les Arméniens ayant des arriérés,
tout l'argent payé fut inscrit sur l'ancien
compte ; ainsi c'est à nous que la faveur
avait été faite et ce sont les Turcs qui en
profitèrent. Le gouvernement est devenu un
centre du bon plaisir; les Turcs aussi sont
très mécontents de cette situation, mais ils
n'osent pas parler. La perception des impôts
devient de jour en jour plus terrible; si cela
continue encore un an, c'en est fait de
nous.
Le bruit des événements divers court sur
les lrontières; on dit que quelques Armé–
niens sont réfugiés à Mouch, dans le couvent
de Sourp Garàbed et que là ils se trouvent
cernés.
II
29
décembre 1901.
Village de S. H.
Mon cher fils,
Il y a deux mois, on est venu nous récla–
mer trois livres turques; aujourd'hui on est
revenu nous demander encore trois livres.
N'ayant pas cette somme, nous fûmes obli–
gés de l'emprunter avec intérêt, à Mahmout
oglilou Hadji Osman, et nous te l'écrivons.
Pour l'amour de Dieu, paye là-bas sans re–
tard. Je sais qu'il est impossible de faire ce
nouveau payement, car nous payions 200
piastres par an, et maintenant nous avons
payé trois livres, il y a trois mois, et aujour–
d'hui nous payons de nouveau trois livres.
Voyons combien nous allons encore payer
jusqu'à la fin de l'année.
Tu sais que de lois on a créées pour la
perception, et malheur à l'Arménien qui fait
une objection.
Si tu payes l'impôt réclamé, cela va bien ;
si tu refuses, ou si tu dis que tu n'as pas
d'argent, alors on te fait manger d'abord de
la bouse, puis on fait couler de l'eau froide
sur toi et on te bat, et on te conduit enfin
en prison. Tu y restes des jours et des se–
maines entiers, affamé, et on vend tout le
mobilier de la maison.
Dernièrement, on va à la perception de
A...; on entre dans une maison où habi–
taient, paraît-il, deux femmes arméniennes
sans protection; les fonctionnaires du Sul–
tan chassent de la maison ces deux pauvres
femmes, prennent la clef et s'en vont.
Ils entrent dans une autre maison, et y
trouvant un ou deux vieux lils, i l les empor–
tent; le propriétaire les supplie, i l leur dit
d'avoir pitié de ses enfants et de sa femme ;
les percepteurs répondent : « Toi et tes en–
fants, crevez, nous le souhaitons, et, que ta
femme vienne coucher avec nous ».
LETTRE DE KHARPOUT
12/25
janvier 1902.
En jetant un coup d'œil sur l'année écou–
lée, nous éprouvons autant d'ennui que de
chagrin, car nous avons toujours à signaler
les mêmes détails des vexations, des plaintes
et des souffrances, et de la mauvaise admi–
nistration gouvernementale. Et déjà, dans la
situation où se trouvent la Turquie et l'Ar–
ménie, la diversité ou le changement ne
consistent que dans des faits sanglants, des
drames terribles, et les échos des gémisse–
ments de la population. Aujourd'hui est tel–
lement identique à hier d'il y a cinq ou six
ans que nous pouvons dire avec confiance
que tous les lendemains seront douloureuse–
ment identiques aux jours précédents. Et
quelle amertume, quelle affliction pour un
peuple, comme l'est le peuple arménien, qui
commence la nouvelle année dans le plus
grand désespoir, dans l'abandon désolé, et
soumis au bon plaisir de la plus folle tyrannie;
n'est-ce pas là un prodige; quand demain,
aussitôt que la porte du printemps sera ou–
verte, l'agriculteur se trouve occupé sur sa
terre, et que le boutiquier, par ce froid gla–
cial, blotti dans le coin de sa boutique, mène
avec persévérance la lutte du travail? Si
nous n'étions pas doués du noble désir
instinctif de vivre, et de la vigueur durable
et opiniâtre du travail, croyez-vous qu'il se–
rait possible de vivre môme un instant dans
ces terres ensanglantées et dans ces cime–
tières vastes et sans limite. Tous les moyens
de communications sont interrompus; ie
commerçant le plus honorable ne peut, même
en donnant la plus sûre garantie, voyager
dans une province voisine; toutes les sour–
ces de production sont taries; fe peuple est
condamné seulement, avec sa chair et ses os,
à traîner une vie machinale et ne rien récla–
mer davantage.
Et pourtant, cette chair et ces os, on ne
les lui laisse même pas; dans cette misère et
ces malheurs, préparés systématiquement,
là où onne trouva rien, c'est cette chair
qu'on réclame. Quelques semaines avant les
fêtes du Baïram, le gouvernement mis aux
enchères ou confisqua les lits, les provisions
des pauvres misérables; des familles entières
restèrent sur la neige et la glace par cet
hiver terrible où, au dehors, l'aile du cor–
beau est gelée pendant qu'il s'envole. Ja–
mais la perception n'était devenue à ce point
un moyen d'oppression et, d'abus; on per–
çoit aujourd'hui tous les impôts accumulés
de ceux qui sont absents, i l y a des dizaines
d'années, de ceux qui ont émigré sans re–
tour— et dont on ne sait môme pas s'ils,
sont vivants —on perçoit ces impôts et
savez-vous sur qui? Sur les plus lointains
parents, sur les connaissances ou bien —
croyez-vous qu'il n'y a pas erreur?
—
sili–
ceux qui ne connaissent que le nom de ces
absents. Le comptable de la ville et le per–
cepteur d'impôt sont les auteurs de l'exécu–
tion de ce principe abominable; le percep–
teur, nommé Ahmct effendi, est le descen–
dant d'une famille arménienne qui avait
embrassé l'islamisme; que de foison pro–
testa contre ce fonctionnaire, tyran et dan–
gereux, qui ne touche qu'un appointement
de 100 piastres; mais le Kaïmakam étant
toujours ivre, n'a pas pu trouver un mo–
ment pour exécuter la justice. Il y a dix
jours, les représentants notables du quar–
tier Sourp Stépanos furent emprisonnés
pendant six jours; savez-vous pourquoi?
parce qu'ils n'avaient pas pu percevoir du
susdit quartier les impôts militaires s'éle-
vant à je ne sais combien de milliers de
piastres. Mais comment ces représentants
sont-ils coupables; comment sont-ils obli–
gés de payer de leur bourse les impôts du
quartier. Oh! mais cet emprisonnement rie
dépendait que du bon plaisir du percepteur
à 100 piastres. C'est là un affront, une in–
justice qu'on ne peut pas tolérer; mais à qui
protester, à qui s'adresser? Nous apprenons
que les Arméniens emprisonnés, qui sont
des gens capables et honorables, ont intenté
un procès contre le percepteur. Il n'est pas
difficile de prévoir dès maintenant le résul–
tat du procès. Les Arméniens seront chassés
et seront obligés dans l'avenir de se con–
duire avec un grand respect envers le per–
cepteur et d'agir d'après son bon plaisir.
Et avec quoi l'Arménien payera-t-il ses
dettes et ses impôts? Opprimé parles persé–
cutions et soumis aux plus affreuses vexa–
tions, pèsent encore sur lui, la tyrannie, le
bon plaisir des fonctionnaires et de la foule
turque, ainsi que toutes les passions effré–
nées des malfaiteurs-. Des sociétés sont
organisées pour le brigandage, toutes sous
le patronage des plus grands fonctionnaires;
ils volent avec liberté, ils pillent les maisons
arméniennes dans les villages et les villes.
Presque toutes les nuits, des voleurs s'intro–
duisent dans une maison, et alors que les
habitants dorment, ils emportent tous les
biens. Notre situation est bien plus dange–
reuse pour nous, car à la moindre protes–
tation ou à la moindre résistance, l'habitant
sans armes est tué ou mortellement blessé.
Il y a un ou deux mois, le chef du village de
Kouylou fut trouvé, fa nuit, grièvement
blessé; le coupable était un bey, brigand
bien connu, du village de Moulla. Le chef du
village et quelques Arméniens influents du
village avaient empêché le bey, en été de
Fonds A.R.A.M