Lettres de Diarbékir et d'Adam
Nous attirons tout particulièrement l'at–
tention sur les lettres que nous venons de
recevoir de Di a r bék i r et d'Adana; elles
ont été écrites à peu p r è s au moment où,
dans notre premier n umé r o , nous affir–
mions que la situation actuelle était ana–
logue à celle de
1895
et que l'intolérable
état présent pouvait faire présager de nou–
veaux massacres. De toutes les régions
d'Anatolie, c'est un même cri de détresse
qui nous parvient : l a mort semble à ces
désespérés préférable à la vie atroce qui
leur est faite par l'ordre d'Abd-ul-Hamid.
LETTRE DE DIARBÉKIR
D i a r b é k i r , 4/
1
?
novembre 1900.
Lë gouvernement a renouvelé ses mesures
sévères ; cela rappelle tout à fait les mois de
novembre et de décembre de l'année
1895.
Les chrétiens ferment leurs boutiques les
vendredis à l'heure du Namaz (prière que les
Musulmans font à midi) et se réfugient chez
eux. La foule ignoble déclare nettement
qu'elle attend l'iradé pour faire disparaître
tous les chrétiens.
D'un autre côté, le gouvernement ramasse
de l'argent sous le nom d'impôt par force.
Déjà les j5 p.
1 0 0
du peuple se trouvent
incapables de se procurer le pain quotidien.
Tous les villages du vilayet sont presque
vidés et les autres pauvres habitants se sont
réfugiés dans la ville. C'est maintenant le
tour des villages kurdes. Le plus puissant
pille le moins puissant. L'anarchie complète
règne partout ; les Kurdes qui, auparavant,
s'adressaient au gouvernement pour attirer
son attention et son secours pour les pré–
judices qu'ils subissaient, ont compris désor–
mais que c'est le gouvernement lui-même qui
fait faire tout, que c'est la politique qui le
veut ainsi. Le commerce a cessé partout, car
les relations avec le voisinage sont interrom–
pues et aussi parce que chacun ignore ce qui
pourra arriver le lendemain.
Ce sont surtout Ibrahim Pacha et le
Nomade Mousstafa - pacha, chefs de tribu,
qui sont illustres comme pillards et malfai–
teurs. Tous les jours on entend parler d'eux
pour avoir massacré tant de personnes et
avoir pillé et dévasté tant de villages. Le
gouverneur général refuse absolument de
porter plainte contre les susdits pachas.
Mousstafa-pacha, qui touchait une taxe fixe
pour les marchandises importées à Mossoul
et à Bagdad, faisant supprimer cette règle,
envoie lui-même des fonctionnaires comme es–
timateurs et touche une taxe proportionnelle
ou non à la valeur de la charge.
Nous avons lu dernièrement dans les jour–
naux que, sur les prières du Patriarche,
le
lèche-plat
( 1 )
des prisonniers politiques
avaient obtenu leur pardon. Nous autres,nous
( 1 )
Tchanakyalàidji,
mot turc qui veut dire
littéralement : celui qui lèche ce qui reste au
fond du bol.
en avons trois, dont deux, Serkis Boïadjian et
Artine Zevrechian, tout à fait innocents, et le
troisième, Boghes etfendi Thoumayan, dont
l'unique faute, en
1896,
était, en touchant
des appointements de cinq livres, de distri–
buer les secours du consulat anglais aux
villages voisins. Ces personnes sont encore
en prison. D'autres Arméniens sont emprison–
nés à leur tour, lesquels ont des fils ou des
frères en Amérique, entre autres Ohannès
Der Sarhissentz, âgé de soixante-quinze ans,
et le nommé Kazandji Ohannès Tachdjian,
dont chacun a deux fils en Amérique.
Ceux qui ont le malheur de rentrer sont
immédiatement envoyés en prison, comme le
nommé Bedross Tufendjian qui, ne pouvant
pas s'acclimater en Amérique, est retourné
chez lui. On ne lui demande que ceci : « Pour–
quoi êtes-vous parti et pourquoi êtes-vous
revenu? »
En un mot, nous nous trouvons dans une
situation difficile à expliquer. Mourir est une
grande chance pour nous, par conséquent; le
motif pour lequel j'expose l'un des cent mille
faits 'qui ont lieu est celui-ci : que ceux qui
ont l'intention de retourner en soient empê–
chés et, s'il y en a qui se proposent de
retourner pour manque de ressources et
d'occupation, qu'ils soient secourus de toute
façon jusqu'à ce que Dieu nous ouvre une
porte de clémence. Quiconque empêchera le
retour de quelqu'un de n'importe quelle
façon, que celui-là sache qu'il lui a sauvé la
vie.
I l faut rappeler ici encore une fois que,
selon l'évaluation de M . Meyrier, pen–
dant les massacres de Di a r bék i r en
1896,
le chiffre des morts ou disparus, dans la
ville et dans l a région voisine, atteignit
l'effrayant total de
3
o
,000 (
trente mille).
Quant à l'attente de l'iradé, de l'ordre
impérial qui autorisera et conseillera le
massacre, si monstrueuse qu'elle puisse
pa r a î t r e , elle est fort naturelle et vrai–
semblable.
Qu'on se souvienne simplement de ce
qui se produisit lors des massacres de
Sassoun : le colonel Ismaïl bey, arrivé à
Cheuck pour prendre le commandement
des troupes, accompagné d'un officier
r ep r é s en t an t le maréchal Zekki-pacha,
s'avança et fit donner lecture par un secré–
taire
d'un firman du sultun,
disant que
les Armé n i e n s étaient, en réalité, contre
Sa Majesté et qu'il fallait les punir avec
du sang pour servir d'exemple aux autres.
Puis i l fit un discours enjoignant aux sol–
dats de détruire les villages par le feu et
de passer les rebelles au fd de l'épée,
ajoutant
qu'ils pouvaient fuire tout ce
qu'ils voulaient à condition de détruire
tout ce qui vivait. Tel était l'ordre du sul–
tan (
1).
( 1 )
Livre jaune,
1 8 9 ; .
Affaires arméniennes.
41.
LETTRE D'ADANA
Le 10-28 novembre 1900, A d a n a .
Comme nous parlons des abus, i l est im–
possible de passer sous silence le haut fonc–
tionnaire de la ville, le fidèle instrument du
Sultan, Bahri-pacha , frère du chef de bri–
gands bien connu et ennemi féroce des Armé–
niens, Kurde Moussa bey, de nationalité
kurde et aux mœurs barbares ; ce n'est pas
un fait extraordinaire d'apprendre des actes
sauvages qui ont lieu dans les hauts cercles
du gouvernement bastonnade et emprison–
nement ! sont des faits qui arrivent tous Les
jours, et qui n'attirent l'attention de per–
sonne.
Passons à la perception de l'impôt ; tandis
que les Arméniens composent à peine la cin–
quième partie de tous les habitants, on n'a,
jusqu'ici,pris aucune mesure coercitive contre
les musulmans ; i l n'est pas rare de voir tous
les jours quelques dizaines de chrétiens
et surtout des Arméniens prisonniers qui
sont maltraités pendant plusieurs jours, avec
des insultes et des injures de toute espèce,
jusqu'à ce que vendant le meuble le plus es–
sentiel de la maison (s'il en reste), ou s'a-
dressant à un usurier également musulman,
ils payent leurs dettes en bénissant la police
qui les maltraite, et en récompensant la
main qui leur a infligé sans pitié des coups
de bâton.
Des atrocités de ce genre sont arrivées à
leur apogée , surtout à Tcheuk-Merznien, et
à Chare, villages arméniens, dont les habi–
tants sont bien connus pour leur bravoure et
comme un élément qui inspire la crainte aux
yeux du gouvernement. Dans ces villages
les fonctionnaires du gouvernement ne se
contentant pas de percevoir les impôts habi–
tuels, s'efforcent, par des moyens coercitil's,
de percevoir une somme de
40
-60
,000
pias–
tres comme amende ou en échange des im–
pôts militaires
(
noufousse)
qui devaient
être perçus, i l y a huit ans, dix ans, des
personnes qui ont été soi-disant cachées.
Les interventions du Patriarcat sont res–
tées aussi sans résultat à ce sujet. De niènie
le président du Conseil de l'élection de ca-
tholicos, l'évêque Sahak Kabaïan qui était
chargé, par une note spéciale, d'attirer l'at–
tention du gouverneur-général à ce sujet,
tenta en vain d'obtenir une remise pour les
sus-dits impôts. Il faut avouer que des sin–
geries habituelles turques ont eu lieu, et
même des ordres
efficaces
furent donnés à
qui de droit pour la non perception des sus–
dits impôts.
A Sis et à Hadjin, dans des cas semblables,
les champs de très peu de valeur même sont
vendus aux enchères par force, de la part du
gouvernement, enrichissant d'un côté le ven–
deur qui est le gouvernement lui-même, et
de l'autre, l'acheteur qui, bien entendu, est
un Turc.
On perçoit aussi des Arméniens un autre
impôt extraordinaire ; c'est la municipalité
qui a trouvé cette source intarissable de re–
venus. Au lieu de faire construire des con–
duites d'eau souterraines pour sauver la
Fonds A.R.A.M