merce se sont pavoises de drapeaux
et d'oriflammes.
L'une des plus honteuses simagrées
de ces galas funèbres, c'est que les vic–
times y soient représentées en posture
d'affectueuse gratitude envers leur
exécrable souverain. Que les puis–
sances européennes, en vertu d'un
protocole ridicule, délèguent au Pa–
lais leurs ambassadeurs pour y porter
les félicitations de style, ce n'est encore
que justice: elles doivent bien cet hom–
mage au Padischali qui décore leurs
gouvernants et ministres et gorge de
concessions avantageuses leurs finan–
ciers; entre elles et l u i , dure toujours
le pacte tacite qui unit l'assassin à ses
complices.
Mais n'est-ce point pitié de lire dans
les feuilles tolérées à Constantinople—
quelques-unes sont imprimées en lan–
gue et en caractère arméniens — que
tous les patriarches ont été reçus en
groupe par S. M . I. le Sultan et qu'en
leur nom a été lue une adresse à la
gloire d'Abd-ul-Hamid ? N'est-ce point
pitié plus grande que le patriarche ar–
ménien soit obligé à une servilité plus
basse encore que les autres, astreint à
une déma r che particulière que le com–
mun i qué officiel relate ainsi :
Le patriarche a rmé n i e n a visité égale–
ment S. E . Ibrahim bey, grand-maître
des cérémonies et drogman du D i v a n im–
périal, par l'entremise duquel i l a fait pré–
senter à Sa Majesté une adresse de dévoue–
ment au nom de tous les Armén i en s de la
Turquie.
Dévouement et reconnaissance d'un
peuple martyrisé pour son tortion–
naire ! et les lèvres du patriarche n'ont
pas tremblé, sa poitrine ne s'est pas
rompue de douleur en proférant les
paroles abominables qui lui étaient im–
posées, au souvenir de trois cent mille
de ses frères écartelés, pendus, saignés
comme des moutons, au souvenir des
femmes violées et éventrées, au sou–
venir de ces petits enfants du cime–
tière d'Erzeroum, alignés près des fos–
ses béantes !
Et si du moins le présent permettait
d'oublier, sinon de pardonner, le
passé tout récent et les innombrables
cadavres, chauds encore ! Mais on sait
bien, au Patriarcat mieux qu'ailleurs,
que chaque jour, plus lentement, mais
aussi sûrement ; le plan de la Bête
Rouge est mené à bien par ses servi–
teurs fidèles.
Le mois dernier, c'est l'évêque de
Moush Papken qui dénonçait les atro–
cités nouvelles commises dans sa pro–
vince : en punition de quoi i l fut em–
prisonné ainsi que l'évêque de Bitlis,
Yegiche, sous prétexte d'entente « avec
les révolutionnaires de Spaghank ».
Tous deux, après de longues tergiver–
sations, ont été mis en liberté; mais
l'évêque Papken est appelé à Constan–
tinople, ce qui équivaut à une sorte de
déportation, et i l n'est point impro–
bable que le climat de la capitale l u i
soit malsain et qu'une opportune ma–
ladie débarrasse Abd-ul-Hamid d'un
témoin trop loquace et trop coura–
geux.
Plus loin, on lira des lettres de
Diarbékir et d'Adana; là aussi la mi –
sère est à son comble et le désespoir :
défense de circuler, vexations fiscales,
emprisonnements arbitraires, assassi–
nats impunis, menaces de massacre
général, tel est le lot des Améniens
dans les provinces. A Constantinople,
ils sont traqués par la police et sou–
mis à un régime de terreur pire que
jamais.
Quant au respect même extérieur de
leurs statuts et immun i t é s , i l y a long–
temps qu'il est a b a ndonn é . Depuis
quatre ans, le siège du catholicos de
Sis en Cilicie est vacant : après avoir
essayé vainement d'y installer un mou–
chard à sa solde, le gouvernement n'a
point trouvé de meilleur moyen que
de remettre indéfiniment l'élection.
L'évêque Sahag s'était rendu à Adana
pour y procéder enfin. Voici qu'elle est
différée à nouveau j usqu ' ap r è s les fê–
tes de Pâques.
Mais en revanche, des mesures sont
prises pour parfaire au plus tôt l'exter–
mination. Depuis quelque temps, les
escadrons formant la cavalerie légère
hamidié sont à tour de rôle appelés
provisoirement sous les armes pour
faire des exercices. Le genre d'exer–
cices à quoi ces troupes d'élite excel–
lent d'ordinaire est la destruction to–
tale des villages a rmén i ens , habitants,
maisons et récoltes, par le fer et par le
feu. On ne voit pas qu'ils puissent
faire désormais de grands progrès en
cette stratégie où ils sont passés maî–
tres et qui leur est rendue d'autant plus
aisée par ce fait que leurs adversaires
sont soigneusement désarmés.
Le Sultan a r ema r qué avec quel zèle
et quelle intelligence les
mohadjirs,
les
émigrés musulmans de toute sorte
avaient compris ses intentions ; i l vient
donc de s'assurer pour les opérations
prochaines l'appoint d'un renfort im–
portant : sept mille familles musulma–
nes du Caucase sont autorisées à s'éta–
blir en Turquie, sur la demande de la
Bussie. Ces hôtes, ces obligés du Sul–
tan, comblés des marques de sa faveur
impériale témoigneront quelque joie
de leur gratitude en égorgeant les
«
ennemis » du maître. On ne saurait
trop admirer en même temps avec
quelle facilité la Bussie, qui feint de
négocier depuis quatre ans le rapa–
triement des quarante mille Arméniens
réfugiés sur son territoire à l'époque
des massacres et n'obtient de ce chef
aucune satisfaction, exporte ainsi une
population de trente mille individus,
utiles sans doute à servir par le fait sa
politique secrète.
Est-ce que les principes du prince
Lobanoff lui auraient survécu après un
second changement de Ministre des
Affaires Étrangères? L'anniversaire du
massacre d'Orfa va bientôt aussi être
célébré à Yldiz. Le prince Lobanoff
pensait que malgré la tuerie de trois
mille créatures humaines, brûlées d'un
seul coup dans la cathédrale de l'an–
cienne Edesse, on ne pouvait pas dou–
ter de la bonne volonté du Sultan. Il
paraît bien que son successeur pro–
fesse le même optimisme et verrait
sans déplaisir des « incidents » du
même genre se reproduire en Anato-
lie.
Que le Sultan tue et tue encore,
qu'il fasse flamboyer l'incendie des
Balkans à l'Ararat, de la mer Noire au
golfe Persique, dans la brume de sang
et de feu, les Puissances civilisées ver–
ront clair tout de même : elles sauront
reconnaître leurs intérêts.
PIERRE QUILLARD.
Fonds A.R.A.M