D E U X I ÈME A N N É E .
N ° 8.
Le numéro : France,
4 0
cent. — Etranger :
5 0
cent.
io M A R S 1 9 0 2
Pro Armen i a
Rédacteur en chef :
P i e r r e
Q U I L L A R D
Adresser
tout ce gui concerne la direction
à M. Pierre Quillard
Î O , r u e N o l l e t , P a r i s
A B O N N E M E N T S :
France
S »
Étranger
Î O »
paraissant le 10 et le 25 de chaque mois
COMITÉ D E RÉDACTION:
Q. Cl emenceau, Anatole France , Jean Jaurès
*
x»°<»°°<»°°°°^^
Franc i s de Pressensé, E . de Roberty
Secrétaire de rédaction
J e a n
L O N G U E T
A D M I N I S T R A T I O N :
1 0 ,
r u e M o n s i e u r - l e - P r i n c e
P A R I S (S')
Le samedi de
11
h . à m i d i
A B O N N E M E N T S :
France
8 »
Etranger
Î O »
Pro
Armenia
est en vente chez les libraires et dans les principaux kiosques de Paris.
S O M M A I R E
Pour l a Serbie
(
V I C T O R H U G O ) .
L a Quinzaine :
A u x libéraux ottomans
(
P I E R R E Q U I L L A R D ) . —
Lettres de Russie et de V a n . — Nécrologie :
Le docteur S i o u k i o u t i b e y (R.). — Nouvelles
d'Orient : E n Macédoine ; L'assassinat de
Mo l l a h Z e k k a h ; Une dépêche au S u l t a n ; M a n –
dats d'arrêt ( P . Q.). — Documents : L e Mémo–
r a n d um d u
11
m a i
189
a
(
suite et fin).
P O U R L A
S E R B I E
M . Gabriel Hanotaux a osé prononcer au
Panthéon l'éloge de Victor Hugo. Nous
croyons commémorer plus dignement le cen–
tenaire du poète en reproduisant les pages
qu'il écrivait en
1876
au temps des
atrocités
serbes.
Il suffit de substituer « Arménie » à
«
Serbie » pour que ces pages semblent da–
ter d'hier et les hommes d'Ktat, qui célébrè–
rent Hugo à contre-cœur et du bout des lè–
vres, l'accuseraient encore d'exagérer et er–
goteraient sur le nombre des morts.
I l devient nécessaire d'appeler l'atten–
tion des gouvernements européens sur un
fait tellement petit, à ce qu ' i l paraît, que
les gouvernements semblent ne point l ' a –
percevoir. Ce fait, le voici : on assassine
un peuple. Où? E n Europe. Ce fait a-t-il
des témoins ? U n témoin, le monde entier.
Les gouvernements les voient-ils ? Non .
Les nations ont au-dessus d'elles quel–
que chose qui est au-dessous d'elles, les
gouvernements. A de certains moments,
ce contresens éclate : la civilisation est
dans les peuples, la barbarie dans les
gouvernants. Cette barbarie est-elle vou–
lue ? Non ; elle est simplement profes–
sionnelle. Ce quele genre humain sait, les
gouvernements l'ignorent. Cela tient à ce
que les gouvernements ne voient rien qu'à
travers cette myopie, la raison d'État ; le
genre humain regarde avec un autre œil,
la conscience.
Nous allons étonner les gouvernements
européens en leur apprenant une chose,
c'est que les crimes sont des crimes, c'est
qu'il n'est pas plus permis à un gouver–
nement qu'à un i nd i v i du d'être un assas–
sin, c'est que l'Europe est solidaire, c'est
que tout ce qui se fait en Europe est fait
par l'Europe, c'est que, s'il existe un gou–
vernement bête fauve, i l doit être traité
en bête fauve ; c'est qu'à l'heure qu'il est,
tout près de nous, là sous nos yeux, on
massacre, on incendie, on pille, on exter–
mine, on égorge les pères et les mères, on
vend les petites filles et les petits garçons ;
c'est que, les enfants trop petits pour être-
vendus, on les fend en deux d'un coup de
sabre ; c'est qu'on brûle les familles dans
les maisons ; c'est que telle ville, Balak,
par exemple, est réduite en quelques heures
de neuf mille habitants à treize cents; c'est
que les cimetières sont encombrés de plus
de cadavres qu'on n'en peut enterrer, de
sorte qu'aux vivants qui leur ont envoyé
le carnage, les morts renvoient l a peste,
ce qui est bien fait ; nous apprenons aux
gouvernements d'Europe ceci, c'est qu'on
ouvre les femmes grosses pour leur tuer
les enfants dans les entrailles, c'est qu'il
y a dans les places publiques des tas de
squelettes de femmes ayant l a trace de
l'cventrement, c'est que les chiens ron–
gent dans les rues les crânes des jeunes
filles violées, c'est que tout cela est hor–
rible, c'est qu'il suffirait d'un geste des
gouvernements d'Europe pour l'empêcher,
et que les sauvages qui commettent ces
forfaits sont effrayants, et que les c i v i l i –
sés qui les laissent commettre sont épou–
vantables.
Le moment est venu d'élever la voix.
L'indignation universelle se soulève. I l y
a des heures où l a conscience humaine
prend la parole et donne aux gouverne–
ments l'ordre de l'écouter.
Les gouvernements balbutient une ré–
ponse. Ils ont déjà essayé ce bégaiement.
Ils disent : on exagère.
Ou i , l'on exagère. Ce n'est pas en quel–
ques heures que l a ville de Balak a été
exterminée, c'est en quelques jours ; on
dit deux cents villages bridés, i l n'y en a
que quatre-vingt-dix-neuf ; ce que vous
appelez la peste n'est que le typhus ; tou–
tes les femmes n'ont pas été violées, tou–
tes les filles n'ont pas été vendues, quel–
ques-unes ont échappé. On a châtré des
prisonniers, mais on leur a aussi coupé l a
tête, ce qu i amoindrit le fait ; l'enfant
qu'on dit avoir été jeté d'une pique à l'au–
tre n'a été, en réalité, mis qu'à l a pointe
d'une baïonnette ; où i l y a une vous
mettez deux, vous grossissez du double,
etc., etc., etc.
E t puis, pourquoi ce peuple s'est-il ré–
volté ? Pourquoi un troupeau d'hommes
ne se laisse-t-il pas posséder comme un
troupeau de bêtes? Pourquoi? etc.
Cette façon de pallier ajoute à l'horreur.
Chicaner l'indignation publique, rien de
plus misérable. Les atténuations aggra–
vent. C'est l a subtilité plaidant pour l a
barbarie. C'est Byzance excusant Stam–
boul.
Nommons les choses par leur nom. Tuer
un homme au coin d'un bois qu'on appelle
la forêt de Bondy ou l a forêt Noire est un
crime ; tuer un peuple au coin de cet autre
bois qu'on appelle l a diplomatie est un
crime aussi.
Plus grand. Voilà tout.
Est-ce que le crime diminue en raison
de son énormité ? Hélas ! c'est en effet une
vieille l o i de l'histoire. Tuez six hommes,
vous êtes Troppmann ; tuez-en six mille,
vous êtes César. Être monstrueux, c'est
être acceptable. Preuves :1a Saint-Barthé-
lemy, bénie par Rome ; les dragonnades,
glorifiées par Bossuet ; le Deux-Décembre,
salué par l'Europe.
Fonds A.R.A.M