hémentement élevé contre l'inertie des « puis–
sances » qui ne protestent envers une cause
juste, celle du droit contre l'oppression,
celle des faibles contre les forts, que d'une
platonique sympathie ; i l s'est félicité, puis–
que c'est ainsi que se manifeste la force, que
Genève soit petite et faible ; i l y a quelque
mérite et quelque orgueil à ne pas agir, —
parce qu'on est dans l'impossibilité absolue
de le faire, — au moment où ceux qui pour–
raient, les « forts », désertent leur devoir et
laissent se commettre les crimes de l'Afrique
du Sud, de la Finlande, de l'Arménie.
(
Salve
à'applaudissements.
)
L'orateur rappelant une
parole d'Ernest Naville, et l'élargissant,
affirme que nous sommes nés pour le droit
et pour la fraternité des peuples ; que si la
porte du droit est fermée, nous n'attendrons
pas sur le seuil, et patiemment, qu'elle s'ou–
vre : nous ne cesserons de prouver par nos
actes que nous ne désespérons pas de ce que
nous réserve l'avenir, de montrer par l'inces-
sant combat pour le juste que nous ne déses–
pérons pas de la justice.
{
Applaudissements.)
M. de Pressensé se lève :
Il pose d'abord la question en faisant
un tableau comparatif de ce qui se passe
en Orient, de ce qui se passe en Europe.
E n Orient, la situation ne fait qu'empirer;
la diplomatie même confirme à ce sujet le
pessimisme des feuilles arménopliiles.
L'Europe persiste dans sa politique d'iner–
tie ; la France a laissé échapper la plus
opportune occasion d'agir lors du règle–
ment des créances Tubini et Lorando.
Qu'on ait mobilisé une Hotte pour une
question d'argent, alors qu'on demeure
incapable d'agir pour une question d'hu–
manité et de droit, cela est sans doute
condamnable ; mais la flotte française
pouvait à Mitylène exiger du sultan l'ob
servance des garanties du congrès de
Rerlin ; elle a quitté les eaux turques dès
que les difficultés financières ont été réso
lues ; on n'a pas voulu ajouter une récla
mation sacrée à la « note d'apothicaire »
qu'on présentait. M . Delcassé n'a pas
voulu faire de « don quiehottisme ». Ce
«
don quiehottisme » est cher à M . de
Pressensé ; i l accorde des circonstances
atténuantes au ministre français qui a
obéi au tsar, mais i l l u i paraît que l'état
présent estd'autantplus grave qu'en même
temps qu'on négligeait d'exercer un droit
et d'accomplir un devoir, on paraissait
renoncer implicitement à des garanties
nécessaires, consenties par la Turquie,
imposées par l'Europe au Congrès de Ber
l i n et dont on ne réclame plus l'exécu
tion.
L a France n'est pas d'ailleurs seule cou–
pable en la matière ; i l y a là un état d'es
prit universel; et, pour le démontrer
l'orateur fait brièvement l'historique de la
question d'Orient.
Cette question a commencé lors de la
prise de Constantinople par les Turcs et
on peut l'envisager durant trois phases
successives.
Première phase : les Turcs triomphent,
l'Europe est terrifiée, elle entreprend
contre eux et leur empire une incessante
croisade d'extermination.
Deuxième phase : la Hongrie est déli–
vrée, le Turc est affaibli, la puissance
ottomane en décadence; l'Europe sïn-
quiète alors non plus de la force, mais de
la faiblesse de la Turquie; déjà elle se
préoccupe de son héritage, et en vue de
prévenir toutes compétitions, l a formule
diplomatique devient : maintien de l ' Em –
pire ottoman. L a Russie elle, qui vise d i –
rectement Constantinople, entend au con–
traire affaiblir de plus en plus laTurquie,
et pour cela elle favorise l'autonomie ou
l'indépendance des États balkaniques.
Cette politique dure jusqu'au Congrès de
Be r l i n
(1878).
Troisième phase : l'Angleterre déjà est
intervenue après la guerre entre la Tur–
quie et la Russie ; au traité de San Ste-
fano, elle a empêché la politique de dé–
membrement de s'accentuer; l'Europe,
au Congrès de Berlin, sanctionne cette
manière de v o i r ; l a Russie, impuissante,
n'essaie donc plus de se servir du démem–
brement pour avoir Constantinople ; elle
vise le maintien de l'empire ottoman au
détriment de son indépendance, c'est-à-
dire qu'elle aspire à devenir son tuteur.
C'est alors que les massacres contrai–
gnent l'Europe à intervenir; l'Europe,
qui ne peut agir que sous la forme de
concert des puissances, fait banqueroute
à sa diplomatie, tant les rivalités sont
grandes entre les éléments qui la com–
posent. Le sultan, qui a l'intuition de cet
antagonisme, n'y oppose désormais que
l'inertie.
La politique d'affaires seule prévaut
donc désormais ; on recherche les bonnes
grâces du sultan; l'empereur d Allemagne
va l'embrasser, en se rendant à Jérusa–
lem, afin d'obtenir la concession du che–
min de fer de Bagdad.
À la suite de l'affaire des créances, la
politique française empire la situation
des Arméniens ; M . Constans, après celte
brouille passagère, sourit au sultan qui se
sent fort de l'impunité et à qui Ton ne
demande n i réformes, n i châtiment des
criminels.
Cette situation, pour si grave qu'elle
soit, ne saurait nous décourager. Nous
n'avons pas le droit de déserter la cause
de l a justice et nous n'avons pas encore
fait usage des armes que nous avons en
main.
On parle des Arméniens comme d'une
nation qu i souffre : si elle a souffert plus
que d'autres, c'est qu'elle a été sans cesse
héroïque, c'est qu'isolée, elle n'a reculé
n i devant les difficultés, n i devant les
périls; c'est que pour attirer l'attention
du inonde sur sa souffrance, elle n'a j a –
mais hésité à verser son sang ; or cette
nation héroïque, qui pourrait vivre si on
lui appliquait les règles du droit interna–
tional positif et les garanties du congrès
de Be r l i n , on ne consent pas à l u i venir
en aide de façon efficace; on oublie qu'elle
ne lutte pas seulement pour elle seule,
mais pour tous les États balkaniques, pour
le
peuple
ottoman lui-même.
Dans ces conditions — et si horrible
que soit la guerre en soi — un seul moyen
de salut demeure, c'est l a guerre, l a
guerre, la guerre à outrance, la guerre au
nom de l'histoire, du passé et au nom de
l a Révolution au sens absolu de ce mot,
c'est à-dire comme indiquant un but et
supposant des moyens. I l y aura des mar–
t y r s ? Leur sang est fécond. C'est un des
derniers suppliciés, un ouvrier tailleur
qui, le
10
décembre
1901,
disait à A n d r i –
nople :
«
Vous avez pendu des Bulgares, cela
vous a coûté la Bulgarie; vous pendez des
Arméniens, cela vous coûtera l'Armé–
nie... » et un autre, le même-jour, s'écriait:
«
Chaque pendaison creuse une fosse sous
le trône du sultan ! »
Lorsque tant d'Arméniens auront ainsi
tragiquement accompli leur devoir, i l
faudra bien alors qu'intervienne l'Europe,
sourde en son égoïsme. On a eu récem–
ment un exemple de la force de l'Idée de
quelques justes contre la coalition de tout
ce qui dans un État, constituaitla puis–
sance politique, militaire et religieuse.
Et ce faisant, non seulement on agira
avec altruisme ; on se rendra à soi-même
un immense service. En dehors de la
raison de conscience, i l y a pour inter–
venir des raisons d'intérêt.
A l'heure actuelle, les bases de l'équili–
bre européen sont menacées ; les alliances
qui avaient paru le plus nécessaires au
maintien de la paix se désagrègent ; i l
faut en cette situation pleine de périls éli–
miner l'élément de perturbation qu'est la
question arménienne.
Intérêt plus grand encore : le monde
entier traverse une crise morale extrême–
ment grave ; le mouvement qu'on qualifie
de nationalisme ou d'impérialisme — les
deux termes sont synonymes — n'est
qu'une contre-révolution libérale.
Dans l a politique intérieure, ce natio–
nalisme, patriotisme mal compris et cor–
rompu, aboutit à l a dictature, à la sup–
pression de toutes libertés ; on sait en
France ce qu'il a tenté déjà de faire ; en
Angleterre, i l est exactement semblable,
i l conduit aux mêmes mesures ; déjà la
Crande - Bretagne manifeste l'intention
Fonds A.R.A.M