griffes delà famine. Le gouvernement, appre–
nant son départ de la ville, le juge cette
fois-ci par contumace et le condamne à
quinze ans de travaux forcés. On le lit venir
ici par ordre télégraphique et i l est encore
aujourd'hui en prison.
Un autre, Nersès Djassaghlian, sous la
nécessité de motifs terribles, est obligé d'of–
frir, à quelques Turcs, un banquet dans sa
maison, pour échapper à leurs intentions
sauvages. Après avoir bu et mangé, à leur
départ, ils expriment leur remerciement en
donnant un coup de poignard à leur hôte qui
tombe à moitié mort ; et ils s'en vont.
Le lendemain matin, le gouvernement en
est averti ; il arrête les criminels en les assu–
rant d'avance qu'ils seront acquittés. En
elfet, un ou deux jours après l'emprisonne–
ment, poussé par le gouvernement, le frère
du criminel avec quelques amis s'en va au
quartier arménien et fait des menaces cjue si
les témoins oculaires attestent la vérité, cent
Arméniens seront tués. « Rappelez-vous le
passé, disent-ils, nous sommes libres d'agir
sans être inquiétés. »Les malheureux nièrent
la réalité, saisis de crainte ; et le criminel,
après un emprisonnement de quinze jours,
fut remis en liberté.
Les impôts... c'est la terreur et l'épou–
vante. Plusieurs sont obligés de s'enfuir du
pays. D'un côté la famine, d'un autre la per–
ception d'impôts. Nous sommes embarrassés,
nous ne savons que faire. Il est défendu aux
paysans d'aller en ville ; si quelqu'un ose y
contrevenir, on l'arrête aussitôt. La moindre
plainte donne lieu à la bastonnade sauvage,
Je ne veux pas insister, cette fois-ci, sur
les détails des barbaries, des atrocités qui
régnent ici ; notre situation est devenue tel–
lement intolérable que cette semaine, comme
auparavant, quatre hommes, trois femmes et
deux jeunes iilles embrassèrent l'islamisme
ne pouvant résister aux atrocités commises
par le gouvernement. Ah ! cela est fâcheux,
car notre peuple aux yeux duquel la reli–
gion avait mille fois plus de prix que la
vie, quand i l est ainsi forcé de renier sa foi,
vous pouvez vous imaginer dans quelle posi–
tion désespérée i l doit se trouver. Oui ! cela
est fâcheux, car i l est à craindre que la v i –
gueur de la moralité de l'Arménien soit re–
lâchée, cette vigueur qu'il a su garder jus–
qu'aujourd'hui étant mêlé avec les Tartares
barbares, et qu'il disparaisse au milieu de
ces sauvages, surtout que le gouvernement
fait une grande propagande dans ce sens, et
le vulgaire Turc, tous les jours, à toute occa–
sion, invite les Arméniens à embrasser en
masse l'islamisme, et « ainsi, disent-ils, vous
pouvez avoir la vie sauve ». Il ne nous res–
tait que notre religion; je crois qu'elle nous
sera enlevée aussi à la lin, et ainsi grossira
la masse de la barbarie qu'on appelle la
foule turque fanatique.
Si c'est là le désir de l'Europe dite civili–
sée... i l y a de quoi s'en réjouir.
L E T T R E D E
K H A R P O U T
25
octobre/7 décembre,
1901.
Les mécontents
turcs et leurs vues.
—-
Des
Turcs, sous le nom de libres-penseurs, sont
aussi exilés ici de Constantinople, depuis
quelques années ; trois de ceux-ci par un
coup de désespoir audacieux, i l y a un ou
deux mois, se sauvèrent en cachette et pas–
sèrent les frontières russes ; dans d'autres
provinces, i l paraît que le même plan a été
conçu et réalisé, de sorte que, en Russie, le
nombre des réfugiés est d'environ soixante-
dix; la plupart d'entre eux ont pu réussir à
passer du Caucase en Crimée et, de là, à
s'enfuir à Chypre ; l'un d'entre eux, sur le
chemin de sa délivrance, fut arrêté en Cri–
mée, par le gouvernement russe et remis à
l'autorité turque ; aujourd'hui i l est ici en
prison, après des tortures immenses au
cours de son voyage, ayant marché à pied
plus de cjuinze jours, les mains resserrées
dans les menottes.
La capitale ainsi, épouvantée, expulse de
son sein tous les éléments qui renferment la
matière inflammable ; i l est facile de com–
prendre quel rôle horrible peut jouer, dans
ces conditions, l'organisation immorale cor–
rompue et capricieuse de la police, comme
jadis elle joua le même rôle envers les Ar –
méniens. Rappelez-vous les jours terribles de
la France avant
1789.
Ce qui est surprenant en tout cela, c'est
qu'aucun de ces exilés de la capitale n'est
réellement coupable des crimes ou ne mérite
le nom qu'on lui attribue. Pour quelques-
uns, c'est après être arrivés à leur lieu d'exil
qu'ils se rendent compte de la calomnie qui
les a fait exiler ; d'autres n'avaient pas su
plaire à tel ou tel fonctionnaire, ou bien ils
ont été victimes d'une vengeance person–
nelle ; d'autres sont exilés pour un mot sim–
plement, pour une parole, ou pour un simple
soupçon. Le fait est que ces libres-penseurs
turcs, qui connaissaient toute la gravité de
la situation de leur pays, le danger, les me–
naces, se conduisent avec indillérence et
avec une faiblesse injustiiiable pour réaliser
leurs idées théoriques ; i l ne s'agit pas
d'avoir du sentiment et de savoir, i l faut
aussi y joindre la force, l'action. Ils n'ont pas
même voulu, par les moyens les plus paisi–
bles, élaborer un programme conforme à
leurs doctrines ; réunir les partisans, prendre
des mesures pratiques et tâcher de les réali–
ser, aidés par le peuple; car, par cela, ils
auraient préparé l'esprit du peuple, en l'éclai–
rant, lequel, serait intéressé à la situation
nationale et à son avenir, et ainsi serait
entré peu à peu au nombre des nations orga–
nisées. Non, toutes ces vertus morales n'exis–
tent pas chez les libres-penseurs turcs. Leur
vie, leur conduite, laissent une impression
telle qu'il n'est pas permis de conclure qu'ils
pourront être favorables à leur nation, ni
aujourd'hui ni dans l'avenir.
D'un autre côté ne trouvez-vous pas abo–
minable le rétablissement d'un fanatisme
nouveau, représenté par les cheiks du Moyen
Age. Dans les villages, dans la ville, à chaque
pas, nous rencontrons des cheiks novices,
avec leur bonnet pointu, entouré d'un turban
vert, un bâton à la main ; ils vous accostent
et vous prennent presque par force dix
paras (un sou) ; et dire que ce sont là des
ivrognes, des voleurs, des filous qui, aujour–
d'hui, ont pris le masque d'un homme sacré ;
les intellectuels turcs, les libres-penseurs,
comme on les appelle, supportent cela avec
indifférence, sans y voir une insulte à leurs
idées et à leurs vues larges. Il y a beaucoup
qui pensent que l'organisation de ces cheiks
est le résultat des instructions secrètes de
Yldiz, pour avoir un contre-poids parmi le
peuple, au sujet du mécontentement répandu
envers la personne du Sultan, pour gagner
par la voie de fanatisme religieux ce qu'il a
perdu d'un autre côté. Cette supposition,
nous n'avons aucun motif pour ne pas la
considérer vraisemblable et même comme
la vérité. Le Sultan connaît bien la psycho–
logie de son peuple ; il se sert de ses moyens
comme d'une arme qu'il veut employer non
seulement contre les siens, mais aussi re–
tourner, à l'occasion, contre le malheureux
Arménien dont le martyre et les tortures
seront portés ainsi à leur apogée.
L E T T R E D E R I T L I S
Fin septembre.
Les luttes continuelles qui ont lieu entre
le chef de la tribu de Alikan, Osman agha, et
les chefs de la tribu de Pendjinar, les frères
Bichar et Djémil, occasionnent de grands ra–
vages ; des villages nombreux sont pillés et
dévastés.
Djémil agha, ayant besoin de fortes sommes
d'argent pour subvenir aux besoins de sa
bande, a commencé à grever de lourds im–
pôts tous les villages chrétiens de Gharzan,
qui supportent déjà les impôts du gouverne–
ment insatiable. Ainsi, le
27
du mois der–
nier, i l perçoit IL livres du village de Ouassid
(70
familles),
20
medjidiés du village de
Guiré-Tchalo. Le même tyran Djémil agha
perçoit des sommes sous des menaces et des
oppressions, des chefs des diverses commu–
nautés du village de Rindouan ; ainsi, i l per–
çoit
10
livres de l'Arménien Ohan Mouradian,
6
livres du Syrien Idoé Mando, 6 livres du
protestant Gharibo, et
8
livres de Mirzaé
Binavche, chef des Yézidis.
Vers la fin d'août, le village de Koubané
(10
familles, à une distance de
11
à
12
heures
de Segherte) fut pillé par des religieux turcs
qui habitent les environs.
Le a3 août, à une distance de trois heures
du village de Deh, dans la prairie appelée
ïharazin, l'Arménien Sahag Mardirossian,
natif de Deh, reçut une balle de fusil, et mou–
rut trois jours après. Les assassins sont,
Mihé, iîls de Soufié Doumo, du village de
Ersse, et deux autres complices.
Le 3o août, trois jeunes gens, Ismaïl-bini-
Kassim, Malé
7
bini-Mousson et Mehmet-bini-
Ismaïl, tous armés, envahissent de nuit le
quartier arménien de Segherte et s'introduisent
successivement dans la maison du prêtre
syrien Ghorghisse, et chez les Arméniens
Bedkho Terdjimanian et Amssé Amsséian ;
ils réclament de l'argent par des menaces et
des bastonnades ; aux cris et gémissements
des propriétaires, les voisins accourent ; les
tyrans voyant que leurs efforts étaient désor–
mais inutiles, font des menaces de mort aux
malheureux et ils s'en vont.
Le 3i août, des voleurs turcs s'introduisent,"
de nuit, chez Ohannès Tcharazinan et em–
portent trois lits, tout neufs, ayant coûté
1,000
piastres. Le propriétaire est un pauvre
Fonds A.R.A.M