l ' Eu r o p e ne fait pas son devo i r et
n'use pas de la plénitude de son droit.
Le s circonstances pouvaient paraître
favoriser une tentative de ce genre. L a
Fr an c e — qu i s'appelle une Républi–
que — et l a Russie — qu i se dit l a
protectrice héréditaire des n a t i o n a l i –
tés opprimées de la Tu r q u i e — allaient
se donne r pub l i quemen t des gages de
leur intimité. Qu o i de plus na t ur e l que
de che r che r à faire j a i l l i r du r a p p r o –
chement de ces deux puissances armé-
nophiles par définition, l'étincelle
libératrice?
O n savait en outre que de graves
difficultés avaient surgi entre le Sultan
et l'ambassadeur de F r a n c e . I l s'a–
gissait sans doute de créances à r e c ou –
v r e r . L ' o c cas i on n'en semblait pas
mo i ns pr op i c e pour relever un peu le
caractère de cette i n t e r ven t i on et, si
l ' am i r a l Ga i l l a r d devait servir de recors
à T u b i n i et L o r a n d o , p ou r le charger
en même temps c omme huissier de
l ' Eu r o p e et de l a conscience du genre
h uma i n , de pour su i v r e le recouvre–
ment de créances plus nobles, celles des
peuples admi s par le traité de B e r l i n au
bénéfice — hélas! tout p l a t on i que —
de ses dispositions.
Ce n'est pas i c i q u ' i l est besoin de
na r r e r par le menu l'histoire de cette
négociation. Le s Arméniens avaient
formulé dans u n u l t ima t um le m i n i –
m u m de leurs revendications — c'est-
à-dire avec l'article 61
le Mémorandum
des Puissances en date de ma r s - a v r i l
1895.
O n sait que l a été l e résultat de
cette sage démarche.
L a F r an c e a refusé de faire le d o n
Quichotte. E l l e a mobilisé ma r i n s ,
vaisseaux et canons pour une couple
d'usuriers levantins mâtinés de ger–
man i sme . E l l e n'a pas bougé le petit
doigt pour l a na t i on infortunée qu i n'a
pas seulement à demande r l'acquitte–
ment de l a lettre de change souscrite
en sa faveur pa r l ' Eu r o p e à B e r l i n en
1878,
mais aussi le respect des droits
élémentaires, de l a sécurité pe r s on –
nelle et du respect de ses enfants sous
la d omi na t i on d ' A b d - u l - Ham i d .
M . Delcassé a parlé à plusieurs re–
prises à l a Chamb r e , et i l est possible
en étudiant à la loupe u n langage qu i
ne recèlepeut-être pas tant de finesses,
de démêler, c omme l'a fait Qu i l l a r d ,
u n léger progrès dans le discours du
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j anv i e r où une phrase semble avertir
clairement le Sultan des conséquences
fatales de sa po l i t i que ; i l n'en demeure
pas mo i ns que sur ce point c omme sur
tous les autres le ministère Wa l d e c k -
Rousseau, né d ' un mouv emen t
de
conscience du pays, r ep r end , plagie et
pratique sourdement le système de
l ' oppo r tun i sme , y c omp r i s l a d i p l oma –
tie de M . Hano t aux . Sans doute i l n'y
mettra pas l ' amou r - p r o p r e d'auteur, le
zèle c yn i que , l ' en t r a i n indécent de
l'inventeur.
Ce n'en est pas mo i ns u n échec trop
réel pour la tentative de c onc i l i a t i on
des Arméniens. F a u t - i l l a regretter,
cette démarche ? Je ne le crois pas.
I l a été b o n , utile, profitable que les
représentants de cette grande cause
fissent preuve à l a face de l ' Eu r o p e
d'une patience et d ' un amo u r de l a
paix poussés j us qu ' aux plus extrêmes
limites. C'est une admi r ab l e sélection
mo r a l e que l a l eur . Ces proscrits, ces
victimes de l a t y rann i e sanglante d ' un
aliéné homi c i d e offrant à l ' Eu r o p e le
mo y en de satisfaire sans secousse, sans
conflit, leurs légitimes revendications
et de faire h o nn e u r à sa signature, —
je ne sais r i e n de p l us nob l e et tout
ensemble de plus hab i l e .
Cette démarche, en effet, ne doit
pas être le de rn i e r acte de ce l ong
d r ame . N u l ne le pense. S i elle avait
été accueillie pa r les Puissances dans
l'esprit qu i l ' a dictée, elle eût p u i n a u –
gurer l'ère des solutions pacifiques.
Repoussée, cette offre confère u n droit
nouveau aux Arméniens. Ils ont solen–
nellement sommé l ' Eu r o p e de faire son
devoir. Comme j ad i s les peuples s c r u –
pu l eux ne commençaient j ama i s l a
guerre sans av o i r entouré sa déclara–
t i on des mi l l e et une formalités p r e s –
crites par le droit fétial, ils ont poussé
à l'extrême l imi t e l eur esprit de c o n –
c i l i a t i on . Désormais c'est une ère n o u –
velle qu i s'ouvre.
M . Delcassé lui-même l ' a proclamé :
«
I l semble fatal, a - t - i l dit à l a t r i bune ,
que des populations dont o n c on t i nue –
rait à laisser impunément p i l l e r les
biens ou q u i ne cesseraient pas de se
v o i r exposées à des attentats, à des
meurtres trop souvent i mp u n i s , fini–
ront par se dire que tout vaut mi e ux
que l a vie sous le c auchema r d'une
hécatombe. »
Dégagez l a pensée d u mi n i s t r e du
coton et de l'ouate où i l a jugé à p r o –
pos de l'encapsuler. E t dites-nous si
le prudent M . Delcassé n'a pas préci–
sément exprimé devant l a Ch amb r e ,
sous l a présidence de M . De s chane l ,
le décoré du Su l t an , l a même pensée
que le chef An t r a n i k , au couvent de
Sourp Arakélotz, devant l'évêque Kh o s -
r ow Be r i g h i a n ?
An t r a n i k veut l a cessation des c r i –
mes contre les personnes et contre
les biens q u i se mu l t i p l i en t indéfini–
ment. I l veut la sécurité. I l se déclare
prêt à l'accepter des ma i n s de q u i l a
l u i donnera, — des Pu i s s an c e s , si
elles se décident à se réhabiliter de
leur banqueroute mo r a l e , du Sultan
lui-même s'il renonce à assassiner par
personnes interposées une large partie
de ses sujets.
O n ne peut pas être plus modéré. O n
ne peut n o n p l us être plus net. S i ces
satisfactions élémentaires ne sont pas
données, An t r a n i k p r e nd r a sa cause
en ma i n , i l se vengera c omme i l l ' a .
fait sur la personne de K h a l i l B e s h i r
et des trois autres Ku r d e s assassins
de Ch o u c hn ama r k — et i l ne sera pas
le seul.
Ce q u ' i l faut que l ' Eu r o p e entende et
c omp r enne à l'heure actuelle, c'est
que les Arméniens ont fait leurs
trois
sommations
et qu ' i l s s'estiment en
droit de passer aux actes. L a d i p l o –
matie semble pr endr e à lâche de l eur
démontrer qu'elle ne tiendrait compte
de leurs revendications les plus m o –
destes que quand ils auraient troublé
sa quiétude par une offensive c omme
celle de la Banque ottomane de Cons –
tantinople, en août 1896, ou quand ils
auraient ému la pitié si lente à s'émou–
v o i r de l'humanité civilisée en sub i s –
sant de nouvelles vêpres, c omme en
1895.
Comme i l n'est pas pr obab l e que
les Arméniens poussent l'amabilité
jusqu'à s'offrir en holocauste sur l ' a u -
Fonds A.R.A.M