de la Turquie qu'à la tranquillité de l'Europe.
(
Très bien! très
bien!)
Je ne dis pas que peu importe la forme
sous laquelle les puissances croiraient de–
voir intervenir; mais qu'elles s'adressent
ensemble au sultan, ou qu'elles jugent préfé–
rable de lui parler séparément, leur langage
serait sans doute entendu s'il témoignait
d'une conviction commune et d'une résolu–
tion commune assez forte pour décourager
tout espoir de les diviser.
Ce serait, à mon sens, une œuvre de haute
prévoyance politique autant que de solida–
rité humaine. Et personne aujourd'hui ne
peut douter que la France qui, déjà, fait
seule toutes les démarches qu'elle pouvait
faire seule, ne soit prête à y collaborer acti–
vement, convaincue de se montrer une amie
sincère de la Turquie en lui rappelant qu'un
État ne détruit pas ou ne laisse pas détruire
longtemps impunément les raisons de sa pro–
pre existence.
(
Applaudissements
sur
un
grand
nombre de bancs.)
M. LE PRÉSIDENT.
—
La parole est à
M. Rouanet.
M.
GUSTAVE ROUANET.
—
Messieurs, je me
suis bien mal exprimé, et je vous en de–
mande pardon, si M. le ministre des affaires
étrangères a pu voir dans les observations
que j'ai apportées à cette tribune l'intention
de provoquer à nouveau de la part de la
France, une action coercitive contre la Tur–
quie. J'ai demandé seulement si l'envoi de
notre flotte dans les eaux turques, envoi
dont M . le ministre avait pris l'initiative au
nom du Gouvernement, n'avait été, à aucun
degré, inspiré par la pensée d'amener le
sultan à renoncer à ses projets d'extermi–
nation; j'ai demandé dans quelle mesure
M. le ministre, tout en faisant respecter les
intérêts matériels de ses nationaux, avait
défendu ce que M . le président du conseil a
appelé notre patrimoine moral; je lui ai de–
mandé ce qu'on avait fait pour le maintien
de ce patrimoine moral. J'ai le regret de
constater que la réponse de M . le ministre
des affaires étrangères est absolument né–
gative.
Que la présence de notre flotte dans les
eaux turques ait évité les massacres, c'est
certain ; et cela même est une preuve qu'il
est possible d'amener facilement le sultan
à composition. Que les Arméniens vous en
soient reconnaissants, monsieur le ministre
des affaires étrangères, c'est encore tout na–
turel, mais je vous le demande : Vous êtes-
vous inquiété de l'avenir de ce malheureux
peuple voué à regorgement ? Qu'arrivera-t-il
demain ?
C'est à la tin d'octobre et au commence–
ment de novembre que nous avons été dans
les eaux turques; l'hiver est venu depuis,
bloquant les villages dans les neiges, inter–
ceptant les communications en Arménie,
et, pendant l'hiver
1901-1902
comme en
1893-189,4,
i l n'y a pas eu de nouvelles expé–
ditions turques à déplorer. Je répète qu'il ne
peut pas y en avoir parce que les communi–
cations sont interceptées.
Mais ce qui est à redouter, c'est que un
instant terrorisé par la présence de la flotte
française dans les eaux turques, le sultan
ayant immédiatement arrêté les massacres,
il ne les reprenne demain, parce qu'il n'a
trouvé, dans les réclamations faites par la
France, rien qui soit de nature à lui indi–
quer qu'on le rendait responsable des actes
qui sont commis sur ses ordres, à son insti–
gation personnelle, et que le sultan ne voie
là de nouveau, comme i l l'a vu en
1894-1895,
un encouragement à continuer.
M.
RENÉ V I V I ANE
—
Très bien!
M. GUSTAVE ROUANET.
—
Vous avez sti–
pulé, monsieur le ministre, d'après une note
officieuse que vous nous avez fait distribuer,
pour tes égfises catholiques, les églises
latines et les églises chaldéennes...
M . LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
—
Et pour les écoles !
M . GUSTAVE ROUANET.
—
Et pour les
écoles ! Parfaitement, monsieur le ministre !
Quelques églises du rite latin, que les
massacreurs et les incendiaires avaient con–
fondues avec celles des Arméniens, seront
relevées. Mais celles où les Arméniens se
réfugièrent et qui brûlèrent, arrosées de pé–
trole, les innombrables églises d'Arménie,
qui ne sont pas protégées par la croix latine-?
Ne voyez-vous pas que votre abandon, la
distinction que vous laites entre celles-ci
et celies-là, marquent pour une destruction
certaine celles dont vous vous désinté–
ressez !
C'est là ce qui m'effraie, messieurs. Oui !
notre intervention dans le Levant a pu
arrêter les massacres, mais cet arrêt sera de
courte durée. Aussitôt qu'on saura que l'im–
punité est acquise aux massacreurs d'Ar–
méniens, que ceux-là sont des chrétiens que
le sang de Jésus-Christ n'a pas rachetés, les
exécuteurs d'Abd-ul-Hamid, la constatation
faite, courront sus. Et la courte interruption
que vous aurez provoquée sera largement
compensée par l'énergie que les bourreaux
mettront à réparer le temps perdu.
Je redoute, en un mot, qu'au retour du
printemps, l'Arménie ne se trouve en
1902
dans la même situation qu'en
1895.
(
Très
bien!
très bien! à l'extrême
gauche.)
Seu–
lement, i l y aura cette différence, c'est
qu'en
1896,
ni la presse, ni les parlements
européens n'avaient été prévenus; cette fois,
l'Europe est prévenue et si les désastres
de
1896
se renouvellent, l'Europe en sera di–
rectement responsable.
(
Applaudissements
à l'extrême
gauche.)
M. LE PRÉSIDENT.
—
Je suis saisi de deux
ordres du jour motivés.
Le premier, de MM. Isnard et Malaspina,
est ainsi conçu :
«
La Chambre, approuvant les déclarations
du Gouvernement, passe à l'ordre du jour. »
Le second, de M. Rouanet, est ainsi l i –
bellé :
«
La Chambre, comptant sur le Gouverne–
ment pour appeler l'attention de l'Europe sur
la violation flagrante des engagements pris
par le sultan, passe à l'ordre du jour. »
M.
RENÉ VIVIANI.
—
Nous demandons la
priorité pour l'ordre du jour de M . Rouanet.
M. LE PRÉSIDENT.
—
La priorité a été déjà
demandée par les auteurs de l'autre ordre
du jour.
M . L E MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
—
Le Gouvernement accepte l'ordre du jour
de MM. Isnard et Malaspina.
M.
D E N Y S COCHIN.
—
Je demande la pa–
role.
M. LE PRÉSIDENT.
—
La parole est à M. De–
nys Cochin.
M.
D E N Y S COCHIN.
—
Je demande la per–
mission d'ajouter un seul mot en faveur de
l'ordre du jour de M . Rouanet.
Je ne vois pas du tout pourquoi le Gouver–
nement ne l'accepterait pas. M . le ministre
des affaires étrangères nous a parlé des
redoutables problèmes qu'une action intem–
pestive pourrait soulever à nouveau. Je me
permets de lui faire observer que les dangers
ne sont peut-être pas aussi grands qu'il le
croit, qu'il a pu les apprécier lui-même,
lorsqu'il a pris, au nom de la France, une
attitude très ferme dont je suis loin de le
blâmer.
Cette question d'Orient était toujours
comme une menace pour le repos de l'Europe ;
mais les dangers qu'on aurait pu craindre
autrefois d'une intervention en Orient, en
raison de motifs qu'il serait trop long d'ex–
poser ici, qui tiennent à la politique générale
des grandes puissances européennes, en ce
moment, ces dangers sont moins menaçants,
et les problèmes, sont, Dieu merci, de ceux
dont l'Europe a depuis longtemps obtenu la
solution. Il ne tient qu'à elle de la faire exé–
cuter.
M.
DENIS GUIHERT.
—
Très bien !
M.
D EN Y S COCHIN.
—
Cette solution se
trouve dans les termes mêmes du traité de
Berlin. Ne disiez-vous pas vous-même tout à
l'heure que le sultan était obligé de porter de
temps en temps à la connaissance des grandes
puissances la nouvelle des réformes qu'il
fait exécuter et la manière dont ces ré-
formes se réalisaient ? Vous a-t-il jamais
rendu compte de ces réformes, les a-t-il ja–
mais exécutées, n'y a-t-il pas lieu de l'exiger
de lui d'une façon plus formelle ?
(
Très
bien!
très bien ! à
droite.)
En définitive, ne vous demandons pas de
soulever de si redoutables problèmes, nous
ne vous demandons pas de savoir si la Tur–
quie sera démembrée, s'il s'agit de créer des
nations indépendantes, de donner des garan–
ties aux unes ou aux autres.
(
Très
bien !
très bien !)
Non ! 11 ne s'agit que de réaliser
un traité qui dit que, pour l'honneur de l'Eu–
rope, i l ne se passera plus de désordres,
d'horreurs comme ceux auxquels nous avons
assisté jusqu'à présent. Nous ne vous de–
mandons rien de nouveau, nous comptons
sur vous pour la réalisation de ce qui est
connu depuis longtemps, pour obtenir l'exé–
cution d'un problème depuis très longtemps
résolu. Il n'y a là rien de nouveau ni de dan–
gereux. Nous devons donc compter sur vous,
monsieur le ministre ; c'est pourquoi i l me
semble que l'ordre du jour qui vous a été
proposé ne peut en rien vous troubler.
Pour ajouter un seul argument à ce qui
vient d'être dit, j'ai là une lettre de quatre
Arméniens enfermés depuis quatre ans dans
une affreuse prison, sans jugement. Vous
pouvez lire cette lettre, vous verrez qu'il y a
lieu d'exécuter des clauses depuis longtemps
Fonds A.R.A.M