leur arménien. J'en extrais seulement ces
quelques lignes :
«
Nous enseignons à nos entants l'histoire
de France. Arrivés à l'époque de la Révolu–
tion française, lorsque nous leur racontons
tout ce que les Français ont fait pour rendre
l'homme maître de ses droits et de ses des–
tinées et les peuples indépendants, nos élèves
nous demandent avec incrédulité : Cette
France dont vous parlez n'existe donc
plus ? »
Messieurs, le nom de la France est allé
jusque là-bas avec sa signification de nation
libérale, gardienne du droit. Je demande à
M . le ministre des affaires étrangères de
nous dire ce qu'il a fait dans cette cir–
constance pour les Arméniens, pour la jus–
tice, pour l'humanité, pour la civilisation,
c'est-à-dire pour la France!
(
Applaudisse–
ments à l'extrême
gauche.)
M.
DE B A U D R Y D'ASSOX.
—
Rien, rien, ab–
solument rien !
M . LE PRÉSIDENT.
—
La parole est à M. le
ministre des affaires étrangères.
M . DELCASSÉ, ministre des affaires étran–
gères. — Messieurs, l'honorable M. Rouanet
a assez de talent, et la cause qu'il vient de
défendre est assez sympathique, puisqu'elle
est humaine, pour se dispenser de tirer de
l'altitude du gouvernement en Orient des
contrastes imaginaires et des arguments
que je crois injustes.
Je m'étonne que notre honorable collègue
n'ait vu dans la récente action de la France
en Orient qu'une simple protection d'intérêts
matériels. L'étranger, plus clairvoyant ou
plus équitable, lui a reconnu une portée
plus large et plus haute. Ce n'est pas que je
nie défende d'avoir soutenu nos nationaux
avec la vigueur quemettent au service des
leurs les gouvernements étrangers dont on
a souvent ici cité la conduite en exemple.
Du poste où je suis placé et d'où l'œil em–
brasse l'ensemble des intérêts nalionaux,
un ministre conscient de tout son devoir ne
consulte pour le remplir ni ses goûts ni ses
préférences. Et ce serait un malheur pour le
pays si, convaincu qu'une action énergique
s'impose, ce ministre reculait parce que le
motif apparent ou dernier de son action
risque de n'être pas sympathique à tous.
L'honorable M . Rouanet vient d'exprimer
le regret que nous n'ayons pas profité de la
présence de notre flotte dans les eaux otto–
manes pour soulever la question d'Armé–
nie.
J'aurai très probablement, au cours de la
discussion que provoquera l'examen du
budget des affaires étrangères, à expliquer
que l'action française dans les eaux otto–
manes devait cesser dès que cessait la cause
exclusivement française qui l'avait détermi–
née. D'autre part, je n'apprendrai rien à
personne i c i en constatant que la question
d'Arménie, de la sécurité en Arménie comme
d'ailleurs en Macédoine, n'est pas une ques–
tion que la France puisse ni doive régler
seule avec la Turquie. C'est une question
essentiellement internationale au sujet de
laquelle la Turquie a pris vis-à-vis des puis–
sances, au congrès de Berlin, des engage–
ments dont la France est loin de se désinté–
resser et sur lesquels elle espère que les
puissances jugeront opportun de porter plus
particulièrement leur attention.
(
Très
lien!
très bien !)
M.
EDOUARD V A I L L ANT . —
11
faut appeler
leur attention.
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
—
Mais mêler la question d'Arménie au con–
flit franco-turc, c'était donner à l'Europe le
droit ou l'occasion d'y intervenir, ce qu'il
importait par dessus tout d'éviter. C'était
en prolonger la durée, alors qu'il est mani–
feste que ce conflit avait surtout chance de
bien finir, en finissant comme i l l'a fait,
c'est-à-dire rapidement. C'était enfin doubler
nos difficultés sans améliorer, en aucune
manière, la situation des Arméniens.
Il est trop certain, — je l'ai constaté ici
même i l y a quelques semaines, et l'hono–
rable M . Rouanet vient de rappeler mon
langage, — i l est trop certain que celle si–
tuation n'est pas celle à laquelle l'Europe
songeait quand, par l'article
61
du traité de
Berlin, elle a imposé à la Turquie l'obliga–
tion «d'exécuter dans les provinces habitées
par les Arméniens les réformes nécessaires
et surtout de garantir leur sécurité contre
les Circassiens et les Kurdes ».
Il est vrai, — et l'honorable M . Rouanet
aurait pu l'ajouter, car i l connaît parfaite–
ment cette histoire, — i l est vrai que lors–
qu'il s'est agi d'édicter des sanctions pour le
cas où les obligations assumées par la Porte
ne seraient pas tenues, le congrès a hésité;
la lecture des procès-verbaux des séances
révèle la raison de cette hésitation. Il est su–
perflu d'expliquer à la Chambre pourquoi le
congrès n'a pas voulu « admettre que chaque
puissance se croie obligée de prêter isolé–
ment main forte à l'exécution de l'article
61 »;
la crainte nettement exprimée de « provo–
quer entre elles de graves dissentiments » a
de même empêché les puissances « de s'en–
gager solidairement à user de la force au
besoin », même l'action diplomatique col–
lective n'a pu être stipulée; et finalement on
s'est mis d'accord pour déclarer que la Porte
«
donnerait périodiquement connaissance des
mesures prises aux puissances, qui en sur
veilleront l'application ».
Ainsi, messieurs, dominant tout, apparaît
l'appréhension de soulever par une action
coercitive, soit individuelle, soit collective,
des questions pour le règlement desquelles
on n'est pas préparé ou dont on ne croit pas
que la solution puisse être obtenue sans
risquer une conflagration peut-être générale.
Qui peut mesurer la part de cette appréhen–
sion dans les événements d'Arménie et de
Constantinople en
1894,
en
i8g5
et en
1896?
Mais ces événements ont créé une situa–
tion nouvelle; et l'on peut se demander si
leur retour ne soulèverait pas, ne poserait
pas dans toute leur acuité les redoutables
problèmes qu'on veut sagement écarter. La
menace même de leur retour est de nature
à les poser. Il semble fatal que des popula–
tions dont on continuerait à laisser impuné–
ment piller les biens ou qui ne cesseraient
pas de se voir exposées à des attentats, à
des meurtres trop souvent impunis, finissent
par se dire que tout vaut mieux que la vie
sous le cauchemar d'une hécatombe.
C'est pourquoi, autant par souci de la paix
générale que par humanité, la France, dans
ces dernières années, s'est efforcée — et
l'honorable M . Rouanet le sait bien — d'ar–
rêter des maux qui méritent d'autant plus de
préoccuper l'esprit des politiques que la
conscience publique s'y montre de moins en
moins indifférente.
(
Très bien! très
bien!)
J'ai déjà dit ici, i l y a quelques semaines,
la pression diplomatique qu'à plusieurs re–
prises nous avons exercée à Constantinople
et d'autres actes dont les Arméniens eux-
mêmes ont reconnu et proclamé l'efficacité.
Le récent conflit avec la Turquie n'a pas
laissé non plus de leur être profitable, et ce
sont les Arméniens tout les premiers — je
m'étonne que M . Rouanet l'ignore — qui
affirment que l'énergie que nous avons dé–
ployée a arrêté l'exécution des menaces qui
s'étaient, disaient-ils, pendant le cours du
dernier été, accumulées sur leur tète.
M.
GUS TAVE ROUANET.
—
Je demande la
parole.
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
—
Laissez-moi vous citer deux lignes d'un
des Arméniens d'Arménie, de ceux qui sont
sur les lieux, l'un des plus considérables
dont je tairai le nom, ne voulant pas le si–
gnaler à la colère et aux vengeances.
Voici ce que dit cet Arménien, s'adressant
au ministre des affaires étrangères de
France :
«
Les massacres ont pu être évités grâce
aux remontrances des ambassadeurs et à
la rupture des relations diplomatiques par
le gouvernement français, dont l'attitude
énergique a produit la plus vive impres–
sion. »
Pour écarter définitivement le péril, les
Arméniens et avec eux d'autres maltraités
comme eux, dans d'autres parties de l'em–
pire, réclament l'intervention des puissances.
Que ceux qui pencheraient à croire que rien
n'est plus facile que cette intervention
veuillent bien se rappeler l'histoire du con–
grès de Berlin ; qu'ils réfléchissent encore
aux questions multiples, délicates, graves,
qu'elle est susceptible de réveiller ; et pour–
tant l'exemple de leur action commune en
Chine où, malgré tant de causes ou de pré–
textes, de malentendus et de discordes, les
puissances ont maintenu leur union, permet
de penser qu'un tel effort ne serait pas au-
dessus de leur bonne volonté.
(
Très
bien !
très bien !)
Il ne s'agit pas, d'ailleurs, d'arracher au
sultan pour telle ou telle des races soumises
à son autorité des privilèges dont elle puisse
se servir pour opprimer les races voisines.
Il s'agit...
M .
GUS TAVE ROUANET.
—
Du privilège de
vivre !
M . LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
—
Il s'agit d'obtenir pour toutes les popula–
tions de l'empire sans distinction de religion
ni de race , une administration équi–
table et une justice impartiale.
(
Très
bien!
très bien!)
Il s'agit surtout d'obtenir la sécu–
rité, qui n'est pas moins nécessaire à la vie
Fonds A.R.A.M