mis à mort. « Les femmes, dit un correspon–
dant, sont déshabillées, violées et tuées. Ils
arrachent la barbe du prêtre Der Bochosse, un
vieillard de quatre-vingts ans et lui coupant
lentement les deux côtés de la bouche, la
fendent en deux en arrachant la mâchoire et
le tuent ensuite en le torturant. »
La haine d'un des chefs assaillants était
surtout grande contre le chef du village de
Spagbank. « Aussi, nous dit le correspon–
dant, i l a fait chercher et trouver sa femme
ïimède et, voyant qu'elle était enceinte, i l
lui fit fendre le ventre et enlever l'enfant
tout vivant ; on le mit en pièces dans les
bras de sa mère, et ensuite on perça la mère
de cinquante coups de couteau. »
(
Mouve–
ment.)
Ceci se passait, messieurs, non point en
1890
ou
1896,
comme vous seriez tentés de le
croire, à l'énormité des faits, à l'étendue des
désastres, mais en
1900.
Attendez, ce n'est
pas tout. Nombre de femmes, d'enfants et
d'hommes s'étaient réfugiés dans l'église où
ils s'étaient barricadés. Les musulmans,
Kurdes et soldats « entassent devant l'église
des gerbes d'orge et d'herbes, y versent du
pétrole, incendient les tas, mettent le feu à
la porte et aux murs » ; la plupart sont as–
phyxiés. — « Les cadavres, ajoute le corres–
pondant, ne furent pas même respectés. Ils
sont taillés en pièces et des viols, des barba–
ries inouïes sont commis sur ceux qui respi–
raient encore. »
«
Après l'anéantissement de Spagbank,
ils attaquent les campagnes d'Egharte et de
Tzorer, où sont commis des assassinats et
des pillages ; ils pillent aussi les campagnes
de Gokhovide, de Guilarde et dellossuonde,
ils incendient des maisons à Khidan. La
campagne de Hilenk fut attaquée aussi; des
hommes sont blessés, quatre notables sont
coupés en morceaux et jetés dans le
fleuve. »
Tout cela, messieurs, en deux jours. Je
vous le demande, sont-ce là des massacres
ou des attentats isolés? Après le départ des
bandits, puisque le mot massacreurs semble
un mot trop gros à M. le ministre, pour
caractériser les auteurs de ces attentats, les
habitants reviennent, creusent une grande
fosse et ensevelissent les cadavres de leurs
parents, de leurs compatriotes épars dans
les rues. Mais
011
se souvient de l'enquête
de
1890
et pour effacer les traces du mas–
sacre, les musulmans déterrent les cadavres
afin de les réduire en cendres sur un bûcher.
Puis, on fait signer par forcé à l'abbé du
couvent de Madine Arakiale et à un certain
nombre d'Arméniens terrorisés, une décla–
ration aux termes de laquelle i l est dit
que des révolutionnaires s'étaient réfugiés
à Spaghank, qu'ils avaient attaqué les
soldats et que ceux-ci s'étaient défendus.
Seize révolutionnaires, dit-on, ont été tués,
avec trois habitants inoffensifs tués par mé-
garde!
Je demande à M. le ministre des affaires
étrangères, encore une fois, si véritablement
on peut considérer des actes de cette nature
comme des actes isolés. Non, messieurs,
c'est la répétition des événements de
1892
et de
1893.
L'Europe alors ne fut pas in–
formée; elle n'apprit ce qui s'était passé que
quelques années après, quand, par les mas–
sacres en masse de
189
G
on tenta d'en finir
avec la nationalité arménienne; ce fut alors
un mouvement de stupeur profonde et d'in–
dignation qui souleva la conscience de tous
les hommes de tous les partis dans tous les
pays. Il ne faut pas que la France reste
dans la même ignorance; c'est pour qu'elle
en sorte que j'ai déposé ma demande d'in–
terpellation. Enmême temps que je voudrais
déterminer M . le ministre des affaires étran–
gères à nous dire ce qu'il pense de la
situation, quelles, mesures i l peut prendre
pour prévenir le retour de l'état de choses
de
1894-1896,
je tiens à dénoncer ces choses
à la tribune; parce que, quelquefois, M . le
ministre des affaires étrangères le sait bien,
la presse se tait, complaisante, quand elle
n'est pas complice.
(
Très bien! très bien!
à
l'extrême
gauche.)
Il ne faut pas que
demain on vienne nous dire, comme on nous
l'a dit en
1897,
q
u e
l'Europe n'a rien fait,
que l'Europe n'a pas prévenu les massacres,
parce qu'elle ne connaissait pas la situation.
En réalité, la situation est abominable aussi
bien aujourd'hui qu'hier. Elle est intenable
et ne saurait se prolonger sans provoquer
une catastrophe.
(
Applaudissements
ci
gauche.)
J'ai lu le rapport d'un prêtre arménien,
qui résume en quelque sorte tout ce qu'il y
a de douleur, de désespoir dans l'âme de ce
malheureux peuple. J'en extrais le passage
ci-après :
«
Tout en regrettant de tout mon cœur la
situation lamentable de notre pauvre et
ignorant peuple, je puis dire que j'ai la
conscience assez tranquille, car j'écris et je
communique à temps et en détail toutes les
nécessités, les réclamations, mais nos vœux
restent irréalisables pour des motifs indé–
pendants de la volonté de la nation et de la
mienne; la faute n'en est ni à la nation ni à
moi; la faute en est d'abord à Dieu qui laisse
toujours grandes ouvertes les portes de la
misère et de l'indigence devant notre peuple
malheureux; la faute en est ensuite à la
nature qui a mis cruellement dans l'huma–
nité l'esprit de concurrence et de lutte
pour l'existence individuelle ou celle des
nations. »
Et à chaque document, on relève les
mêmes expressions de douleur, les mêmes
plaintes désespérées. Ecoutez cette lettre
d'une mère :
a Ah ! te rappelles-tu, mon fils, les jours
où tu étais encore ici? Le Kurde Fatah bey,
de l'arrondissement de Kharzan, nous com–
mandait en maître; nous autres, nous
n'étions pas contents, car le Kurde enviait
toujours ce que nous possédions; mais au–
jourd'hui, c'est le Turc qui s'est emparé de
nos campagnes et i l les a toutes ruinées et
dévastées. Tu sais que notre campagne
comptait plus de cent maisons arméniennes ;
les uns sont tués, d'autres islamisés, on ne
laisse pas tranquilles ceux qui restent, le
kaïmakam d'aujourd'hui est un Turc bar–
bare.
«
Ah ! comment mon cœur pourra-t-il vous
dire et ma langue vous raconter qu'on a isla–
misé mon bien-aimé fils, Garabed, avec sa
femme et ses cinq enfants ? Que mes yeux
fussent aveuglés, que mes oreilles fussent
sourdes, pour ne pas voir et entendre tout
cela. C'est'à peine si j'ai pu sauver de leurs
mains mon fils Mourad ; je le garde en se–
cret; si on le trouve ou on le voit, on l'isla–
misera aussi. »
L'Islam ou la mort, telle est la politique
systématiquement suivie en Turquie, conçue
par le Sultan et appliquée sous sa direction
suprême avec une suite méthodique de
mesures barbares et féroces dont rien ne
saurait le faire dévier, rien, si ce n'est l'in–
tervention des nations occidentales, ouvrant
enfin une oreille compatissante aux cris de
désespoir que poussent vers elles les Armé–
niens infortunés.
Lorsqu'on a appelé, le 4 novembre der–
nier, sans entrer dans des détails, l'attention
de M . le ministre des affaires étrangères sur
cette affaire tragique, M . le ministre des af–
faires étrangères nous répondit en substance :
«
Mais le problème est singulièrement diffi–
cile à résoudre. Nulle part on ne trouve les
Arméniens en majorité ; ils sont dispersés
sur une immense surface de pays et presque
partout ils sont en minorité. »
C'est que M . Delcassé n'a pas pris garde
aux sectionnements arbitraires auxquels a
procédé l'administration turque pour noyer
les Arméniens dans des groupes de popula–
tions auxquels on les rattachait. Mais les
divisions géographiques naturelles n'ont pas
été rayées par les iradés du sultan. Je citerai
comme exemple le sandyak de Van, où les
musulmans (turcs et kurdes) ne sont que
61,000
contre
64,000
Arméniens et
6,000
ha–
bitants de races ou religions diverses.
En réalité, i l est indiscutable qu'il existe
là-bas, sur le plateau de Mouch, dans les
vallées de Sassoun, dans les gorges de Zei-
toun, un peuple qui a conscience de son exis–
tence, un peuple qui agonise, qui se meurt
et qui appelle l'Europe à son aide, à son
secours.
(
Très
bien!
très bien!
à
l'extrême
gauche.)
Tout à l'heure, M. le ministre des affaires
étrangères vous dira que la France, signa–
taire des traités de Berlin, n'est responsable
que pour la sixième ou la septième parlie
des engagements pris par l'Europe vis-à-vis
de ce peuple. Je lui réponds par avance que,
dans une question comme celle-là, la France
se trouve, non seulement par son passé et
ses traditions, mais par la nature même de
ses intérêts politiques, singulièrement à
l'aise, si je puis ainsi parler, pour intervenir
immédiatement.
Il est des nations européennes que leurs
convoitises territoriales peuvent rendre sus–
pectes dans leur intervention en faveur de
l'Arménie ; mais la France n'a aucun intérêt
territorial là-bas. 11 n'y a pour nous en Ar –
ménie qu'un intérêt d'humanité, de civilisa–
tion et de justice. Et je dis que c'est là, au
premier chef, un intérêt éminemment fran–
çais.
(
Applaudissements
à l'extrême
gauche.)
Je lisais dernièrement une lettre, adressée
encore à mon distingué confrère Quillard,
rédacteur du
Pro Armenia,
par un institu-
Fonds A.R.A.M