à la moindre de ses déclarations, M. le prési–
dent du conseil nous dit alors :
«
De même que le cabinet n'entend pas
laisser sacrifier les intérêts matériels de nos
concitoyens, de même i l place au premier
rang de ses préoccupations tout un patri–
moine d'intérêts moraux, qu'il ne laissera
pas amoindrir. »
Il me semblait^impossible que M . le prési–
dent du conseil, en s'exprimant avec cette
netteté, considérât dans son for intérieur que
la sauvegarde de l'existence de tout un peu–
ple placé sous la protection des traités au
bas desquels la France a apposé sa signa–
ture, peut être rayée du nombre des obliga–
tions morales de ce pays ; et j'attendis.
Depuis ces déclarations, dans lesquelles je
croyais entrevoir une promesse, notre flotte
a été rappelée. Des notes officieuses, rédi–
gées dans ie style habituel à ces sortes de
communications officielles, nous ont appris
que la France avait obtenu du sultan toutes
les satisfactions demandées. Nulle part je
n'ai vu que M. Delcassé ait stipulé quoi que
ce soit en faveur des Arméniens ; qu'aucune
démarche ait été tentée par notre représen–
tant à Constantinople en vue de prévenir les
tueries et les pillages systématiques aux–
quels les Arméniens sont livrés par la volonté
du sultan, personnellement responsable; car
c'est lui qui ordonne tous les crimes commis
en Arménie.
(
Applaudissements
à
gauche.)
On avait annoncé la publication d'un Livre
Jaune, que nous attendions avec une cer–
taine impatience ; cette publication n'a pas
eu lieu.
Je viens demander à M. le ministre des
aflaires étrangères pourquoi ce silence ou
cet oubli. Je le prie, en outre, de vouloir bien
compléter dans un langage explicite, acces–
sible à tous, ses déclarations du
4
novembre.
Qu'il nous dise si, oui ou non, l'abandon des
Arméniens à l'extermination méthodique
poursuivie par Abd-ul-Hamid, l'impunité lais–
sée au sanglant metteur en œuvre de tant de
crimes contre la civilisation et l'humanité ne
constituent pas un abandon du patrimoine
d'intérêts moraux que M . le président du
conseil affirmait ne pas vouloir laisser
amoindrir.
(
Applaudissements
à
gauche.)
Contrairement, en effet, aux renseigne–
ments optimistes apportés à cette tribune
par l'honorable M. Delcassé, un ensemble de
témoignages parvenus en France démontrent
qu'au cours des années
1900
et
1901,
sur tous
les points de l'Arménie, des malheureux sont
tombés sous les coups, tantôt des Turcs, tan–
tôt des Kurdes, qui pillent avec l'agrément
des autorités. Quand le zèle religieux des
Turcs ou l'avidité des Kurdes fléchit, les
autorités prennent l'initiative de la chasse
aux Arméniens.
M. le ministre des affaires étrangères nous
a dit que les Arméniens étaient soumis à
des règlements qui les empêchaient sinon
de vivre, du moins de prospérer, et i l ajou–
tait :
«
Ils souffrent plus particulièrement de l'in–
sécurité générale, et l'impunité assurée trop
souvent aux attentats dont ils sont les victi–
mes laisse supposer qu'on les voit sans hor–
reur. »
Je vais vous montrer, messieurs, que les
renseignements fournis par M. le ministre
des affaires étrangères sont incomplets.
En réalité, ce ne sont pas des attentats
isolés que subissent les Arméniens. Us ont
été, en
1900
et
1901,
dans la situation où ils
se trouvèrent en
1892-1893,
à la veille des
grands massacres qui suivirent. Et tout sem–
ble faire croire que le sultan, l'auteur direct
et responsable de ces crimes de lèse-civilisa–
tion, n'a pas abandonné la poursuite de ses
projets d'extermination.
Où iinit l'assassinat individuel et où com–
mence le massacre? J'avais résumé dans
mon dossier un ensemble de correspondan–
ces...
M . CHAULES BERNARD.
—
Vous vous éle–
vez contre les massacres d'Arménie et vous
n'avez pas prolesté contre ceux de Chalon !
(
Bruit.)
M. GUSTAVE ROUANET.
—
La Chambre
comprendra que je ne relève pas une inter–
ruption pareille.
(
Trèsbien!
très bien! à l'ex–
trême
gauche.)
Dans la plaine de Mouch, nous disait
M . Delcassé, les massacres qu'on redoutait
n'ont pas eu lieu. Tout au plus a-t-on eu à
déplorer quelques assassinats individuels.
Or, voici ce que je lis dans une lettre parve–
nue d'un village situé dans la plaine de
Mouch, à mon éminent confrère Pierre Quil–
lard qui consacre son expérience des cho–
ses de la Turquie à la défense des Armé–
niens :
«
Pro
Armenia
:
14
septembre. — Mon
cher fils, tu m'écris que mes lettres sont
émouvantes et qu'elles t'attristent trop. Mais,
mon bien-aimé, que faire, avec qui pleurer
les souffrances de notre pays? Puis-je donc
me taire et ne point partager mes chagrins
avec mon fils... Je te raconte tout, jour par
jour, pour que mon cœur se rafraîchisse. 11 y
a à peine un mois que Mouch a nagé dans le
sang. Les villages arméniens furent foulés
aux pieds. Je ne puis te raconter le « prin–
temps noir » qui attendait les vierges et les
femmes ; quant aux victimes, en voici le
nombre :
«
A Aragh, dix personnes ;
«
A Havadvorig, quatre ;
«
A Garnir, sept ;
«
A Piklitz, dix ;
«
A Hounna, onze ;
«
A Pertak, deux ;
«
A Alvarintch, six ;
«
A Ackhtchau, quatre ;
«
A Tzironk, deux ;
«
A Gorvon, trente;
«
A Mogounk, vingt ;
«
En tout cent six personnes...
«
Les susdits villages sont ruinés ; les sur–
vivants n'ont ni nourriture, ni vêtements ;
les Kurdes ont tout emporté... »
Le témoin oculaire deces tueries, que M . le
ministre des affaires étrangères ne peut vé–
ritablement pas appeler des attentats isolés,
des assassinats individuels, ajoutait :
«
J'apprends maintenant qu'une commis–
sion d'enquête est partie pour Mouch, dans
le but de mettre la justice à découvert. Oh !
la justice ! Qu'y a-t-il qui soit à meilleur
marché ? Qui peut ignorer que la commission
fera un rapport d'après lequel ce seront les
Arméniens qui auront détruit leurs mai–
sons ? »
Ces réflexions désespérées sont à retenir,
messieurs, car elles indiquent une similitude
de situation absolue entre
1900-1901
et
1891-
1893
;
elles nous montrent qu'aujourd'hui
comme alors, pendant ce qu'on peut appeler
la période de préparation des massacres, les
autorités turques ont recours aux mêmes
menées pour effacer ta trace des attentats
qu'elles ont commandés ou exécutés, en
même temps qu'elles entraînent, si je puis
ainsi dire, les populations musulmanes à
l'accomplissement, à la perpétration de mas–
sacres plus vastes.
Dans ce but, quand on a tué des Armé–
niens dans un village, quand on a incendié
les maisons, enlevé les troupeaux, les auto–
rités turques proclament que les auteurs de
ces méfaits sont des révolutionnaires armé–
niens. Et comme cette allégation pourrait
paraître invraisemblable, émanant du témoi–
gnage des Turcs, c'est aux Arméniens qu'on
en demande la continuation, en leur faisant
signer des requêtes adressées au sultan,
dans lesquelles ces malheureux accusent
leurs compatriotes des méfaits qu'ils endu–
rent.
Mais, me direz-vous, comment les Armé–
niens peuvent-ils se prêter à une supercherie
pareille?
Voici comment - procèdent les autorités
turques.
Je vous ai lu, i l y a un instant, une liste de
villages saccagés par les musulmans où ceux-
ci'ont pillé, tué les habitants, incendié les
maisons. Parmi ces villages se trouvait celui
de Peslak. Il fait partie de cette campagne
de Mouch, qui a eu tant à souffrir au mois
d'août
1900.
Or, dans une correspondance
venue des environs de Mouch, voici ce que
je lis, à la date
d u 3 o
août :
«
On a enfermé tous les habitants de Pes–
tait dans l'église, et leur montrant trois
caisses remplies de pétrole, 011 leur a dit :
Nous allons incendier ce qui reste de votre
village. Les paysans terrorisés, ajoute le
correspondant, signèrent l'adresse. »
Même fait s'est produit en
1900
a Spaghank,
à la suite du massacre commis pendant les
journées des
'3
et
4
juillet
1900
et qui jetè–
rent l'épouvante, non seulement dans cette
campagne mise à feu et à sang, mais dans
toute l'Arménie et partout où respire un A r –
ménien resté fidèle au pays des ancêtres,
aux frères de sang et de religion qu'il a
laissés là-bas.
Le
3
juillet
1900,
en effet, des bandes de
Kurdes, opérant avec des bataillons militai–
res composés de
1,000
hommes environ, oc–
cupent le pays entre Talvorick et Gulliégu-
zan, coupent toute communication avec Spa–
ghank et, à la pointe du jour, vers les trois
heures, les trompettes sonnent l'assaut, les
musulmans se ruent sur les populations sur–
prises et sans défense. Les habitants effarés
se sauvent, les uns dans la campagne, les
autres dans l'église. Tous ceux qui sont pris
sont tués. Les femmes, les enfants, les vieil–
lards, rien n'est épargné. Tout ce qui tombe
vivant entre les mains des assaillants est
Fonds A.R.A.M