Pu i s i l distribua aux pauvres l ' a r –
gent q u ' i l avait dans sa poche , et
monté sur l a chaise du b ou r r e au ,
d'une vo i x forte, i l c r i a à l a foule, en
turc :
«
On m'a conduit ici pour me pen–
dre comme révolutionnaire. Je suis en
effet révolutionnaire et n'oubliez pas,
insensés, que me voici devant la po–
tence comme représentant de l'Idée.
«
Quoi ! vous voudriez aussi pendre
l'Idée ?
«
N'est-ce pas par la potence que
s'est levée l'aurore de la révolution bul–
gare ?
«
N'est-ce pas par la potence que des
provinces, l'une après l'autre, ont été
détachées de votre cadavre en pourri–
ture ? Pendez-moi ; mais apprenez que
chaque pendaison creuse une fosse sous
le trône du Sultan. »
Le s bour r eaux se jetèrent sur l u i ;
i l se dégagea v i o l emmen t , les r e –
poussa, se passa lui -même l a corde
au cou et renversa l a chaise en a r –
rière.
Had j i kh r i s t o Iliev mou r u t avec le
même courage impe r t u r bab l e .
Sans doute, les personnes q u i r e –
prochent aux Arméniens de se laisser
égorger sans se défendre ne ma n q u e –
ront pas de manifester leur ho r r eu r
envers les quatre « br i gands » révolu–
tionnaires pendus pa r l ' o r d r e de l eu r
souverain légitime A b d - u l - H am i d , om –
bre de D i e u , kha l i f e , g r and assassin.
Nu l l e prétendue p rudenc e , nu l l e
hypo c r i s i e po l i t i que ne saurait, au c o n –
traire, nous empêcher de p r o c l ame r
sans réticence que ces quatre br i gands
furent des héros qu i ont a c c omp l i ,
s imp l emen t et obscurément, une œu –
vre révolutionnaire.
Il faut sauver de l ' o ub l i leur n om
et leur v i e en disant qu i i l s étaient.
Bédross Séremdjian (Bédo) n'était
pas u n nouveau venu dans le mo u v e –
ment révolutionnaire. I l avait pris
part, i l y a quatre ans, à cette ex t r ao r –
d i na i r e campagne de Khana s s o r où
les Arméniens anéantirent presque
entièrement l a t r i bu ku r d e de Ma r s i g
et son chef Scharèo : c eux - c i , l'été p r é –
cédent, avaient massacré hu i t cents A r –
méniens qu i avaient écouté les conseils
des consuls anglais et russes de V a n
et avaient quitté V a n où ils pouvaient se
défendre, pour ne pas donne r prétexte à
des massacres. Bédo appartenait à l a
bande qu i rentra dans le district
d ' Abs chak , en 1896, afin de châtier
Scharèo. Quand le c amp du chef
ku r d e fut p r i s , quand les révolution–
naires s'emparèrent des deux tentes
blanches où i l avait entassé ses tré–
sors, i l s ne gardèrent que son épée,
don d u Su l t an , et ses décorations d u
Medjidié et de l'Osmanié ; et i l s s ' i n –
terdirent, sous peine de mo r t , de m o –
lester une f emme ou u n enfant kurde s .
Après cette expédition épique, Bédo
était rentré en 1898, auprès de sa mère
mourant e , à P h i l i p p o l i . U n rédacteur
du
Charjoum,
q u i l ' a c o nnu alors, le
représente c omme u n j eune h omme ,
grand , fort, au front large, aux che–
veux bouclés, au regard très doux . I l
aurait v o u l u r epr endr e aussitôt l 'œu–
vre i n t e r r ompue ; ma i s i l était retenu
au chevet de l a pauvr e f emme atteinte
d ' un ma l inguérissable et dont son dé –
part eût hâté l a f i n . Qu a n d elle fut
mo r t e , ses sœurs mariées, son frère
libéré du service, Bedross Séremd–
j i a n ne demeur a pas plus l o n g –
temps inactif. I l ne l u i suffisait pas
d'écrire dans les j o u r n a u x des souve –
n i r s de l ' i nsu r r e c t i on bulgare ; i l l u i
fallait de nouveau lutter, se sac r i f i e r ;
et ce j eune h omme de haute culture,
à qu i l a v i e eût été douce et facile,
alla au devant de son destin.
On n i k Tho r o s s i an , ouv r i e r tailleur,
était de petite taille, ma i g r e , avec des
yeux noirs extrêmement b r i l l an t s . E n
1898
seulement, i l s'était affilié aux
comités révolutionnaires. Très misé–
rable alors, i l habitait à V a r n a chez
u n de ses parents qu i ne cessait d ' i n –
sulter l a révolution et les révolution–
naires. I l avait demandé qu ' o n l u i
confiât une mi s s i o n , fût-elle dange –
reuse, ou qu ' au mo i ns une aide l u i fût
donnée pour aller s'établir ailleurs. I l
partit ainsi pour Philippopolioùil vivait
très largement de son métier, d i s t r i –
buant à ses camarades l a plus grande
partie de son salaire. I l s'était exercé au
tir et avait gagné un p r emi e r p r i x au
concours de tir. A u combat de K i r e t c h l i ,
i l put ainsi infliger aux assaillants des
pertes graves.
A u contraire d ' Onn i k Th o r o s s i a n ,
Th a t h o u l Z a rma n i a n était depui s
longtemps révolutionnaire. De taille
mo y enne , les épaules larges, u n s ou –
r i r e d'enfant sur le visage, i l avait l a
v o i x s i douce que « q u a nd i l pa r l a i t o n
aurait c r u q u ' i l prononçait les mots
très bas , c omme p o u r les garder se–
crets » . C'était u n o u v r i e r a rmu r i e r
très habile. I l avait a c c omp l i h e u –
reusement p l us i eur s mi s s i ons d i f f i –
ciles ; et s ' i l avait échoué une fois en
1896,
c'était parce q u ' i l s'était trouvé
sous les ordres d ' un camarade ma l a –
droit. Cet échec l'avait peiné et i l ne
songeait qu'à le réparer pa r que l que
ac t i on éclatante. Th a t h o u l t omba à
K i r e t c h l i ; ainsi l u i furent épargnées
les souffrances de l a p r i s o n , les bas –
tonnades, les tortures réservées à ses
compagnons sur v i van t s .
Le s mo r t s c omme On n i k Tho r o s –
sian, Bédros, Séremdjian, Th a t h o u l
Z a rma n i a n , Y o r g h i Photeff, Sviatoslav
Merdjanoff, Ha d j i kh r i s t o Iliev et leurs
frères d'armes ne doivent pas être
honorés pa r de vaines déclamations.
Ma i s leurs actes seraient d ' un s i ngu –
lier enseignement aux d i p l omat es
temporisateurs et aux h omme s d'État
pratiques, s'ils étaient capables d ' en
c omp r end r e l a signification. Ce n'est
même p l us en Arménie seulement,
c'est en Eu r o p e , que les révolution–
naires arméniens ont porté l eur ac t i on ,
c omme ils le firent déjà en 1896, lors
de l a tentative de la Banque ottomane.
Il y a p a r m i eux des h omme s de p e n –
sée, décidés à mettre toute leur énergie
au service de leur peuple et des
ouvr i e r s singulièrement intelligents
qu i sont prêts au sacrifice de leur pe r –
sonne et de leur vie. L e u r entente p a r –
faite avec leurs camarades ma c édo –
niens mont r e également qu ' i l s sont
disposés à donne r leur concour s à q u i –
conque engage l a lutte contre u n sou–
v e r a i n bour r eau de tous ses sujets et qu i
s'est mi s pa r ses c r ime s ho r s l a l o i et
hors l'humanité.
Qu a n d en 1867 le comité secret ré –
vo l u t i onna i r e bulgare d emanda au
sultan A b d - u l - A z i z l ' aut onomi e sous
Fonds A.R.A.M