existence tissue de soupçons et de ter–
        
        
          reurs.
        
        
          Aussi ne peut-on se faire une idée de
        
        
          l'angoisse qui étreint son âme lorsqu'il
        
        
          est obligé, une fois chaque année, de
        
        
          sortir de sa retraite, de prendre contact
        
        
          avec cette foule qu'il redoute autant qu'il
        
        
          en est redouté, et de traverser cette ville
        
        
          qu'il abhorre, pour se rendre à la céré–
        
        
          monie du Hirkaï-Chérif— adoration du
        
        
          Manteau du Prophète et autres saintes
        
        
          reliques.
        
        
          *
        
        
          
            # #
          
        
        
          Cette grande fête religieuse a lieu à
        
        
          Stamboul, au palais de Top-Capou, situé
        
        
          à une distance assez grande de Y l d i z ,
        
        
          mais dont l'éloignement semble incom–
        
        
          mensurable au malheureux Sultan que
        
        
          hante cruellement l'idée des dangers aux–
        
        
          quels ce maudit pèlerinage l'expose. I l
        
        
          est hors de doute qu'il l'aurait depuis
        
        
          longtemps supprimé, s ' i l osait porter
        
        
          atteinte à une coutume séculaire et sacrée
        
        
          aux yeux de son peuple ; mais contraint
        
        
          par la tradition, i l subit l'épreuve avec
        
        
          un effroi qui se manifeste bien avant le
        
        
          i 5 du Ramazan, jour fixé pour cette céré–
        
        
          monie.
        
        
          Affolés par la peur du Maître, son
        
        
          ministre de la police, ses courtisans et ses
        
        
          espions rivalisent de zèle et ne rêvent que
        
        
          complots et attentats.
        
        
          U n mois à l'avance, toute la police
        
        
          officielle et secrète est sur pied, et à
        
        
          mesure qu'approche le jour fatal, multi–
        
        
          plie ses précautions. Une grande partie
        
        
          des maisons se trouvant sur le parcours
        
        
          éventuel du cortège impérial sont l'objet
        
        
          de perquisitions minutieuses et à leurs
        
        
          habitants inscrits au registre de la nolice.
        
        
          défense formelle est [notifiée de se tenir à
        
        
          leurs fenêtres lors du passage de Sa
        
        
          Majesté ; ordre est donné aux armuriers
        
        
          de la ville de fermer leurs magasins ce
        
        
          jour-là, et, le croirait-on? à tous les phar–
        
        
          maciens et droguistes d'enlever de leurs
        
        
          boutiques toutes les substances inflam–
        
        
          mables ou explosibles qu'ils peuvent avoir
        
        
          en réserve (i).
        
        
          Le jour de la cérémonie, de grand
        
        
          matin, les quartiers de Béchiktach, de
        
        
          Galata et de Stamboul présentent une
        
        
          animation inaccoutumée. Des équipes
        
        
          d'ouvriers travaillent fiévreusement à
        
        
          recouvrir le sol des rues et des ponts,
        
        
          qu'on repave à neuf pour cette occasion,
        
        
          d'une épaisse couche de sable ; des ingé–
        
        
          nieurs, qu'accompagnent des policiers,
        
        
          font une inspection scrupuleuse des
        
        
          égouts, des conduites d'eau et de gaz, et
        
        
          de tous les points susceptibles d'être
        
        
          minés ; les rues sont encombrées des
        
        
          troupes qui doivent former une double
        
        
          haie infranchissable entre le Padischah et
        
        
          son peuple ; mais si cette barrière humaine
        
        
          venait à manquer, i l serait encore ma–
        
        
          laisé, pour ne pas dire impossible, aux
        
        
          sujets d'Abd-ul-Hamid d'apercevoir leur
        
        
          Souverain.
        
        
          Blotti au fond d'une Victoria
        
        
          —
        
        
          i l ne
        
        
          monte jamais dans une voiture fermée,
        
        
          craignant de n'en pouvoir sortir assez
        
        
          vite en cas d'accident — dont l a capote
        
        
          relevée cache un blindage d'acier entre le
        
        
          cuir extérieur et l a doublure du drap, le
        
        
          Sultan, au galop de deux magnifiques
        
        
          chevaux, passe comme un météore, en–
        
        
          touré d'une forteresse vivante d'aides de
        
        
          camp, de gardes de corps et de courtisans
        
        
          qui le dissimulent presque complètement
        
        
          aux regards [de la foule. D'habitude est
        
        
          assis à sa gauche son fils préféré, le prince
        
        
          Burhaneddin effendi, et vis-à-vis de l u i
        
        
          se tenait toujours le maréchal Ghazi-
        
        
          Osman pacha, l'illustre défenseur de
        
        
          Plewna, mort l'année dernière, qui devait
        
        
          cet honneur moins à l'affection ou à l a
        
        
          faveur de son maître qu'à la popularité
        
        
          dont i l jouissait, présentant aux yeux du
        
        
          Sultan une certaine garantie de protec–
        
        
          tion et de sécurité pour sa propre per–
        
        
          sonne.
        
        
          Gare au derviche, à [l'obscur employé,
        
        
          au sujet audacieux qui osera s'avancer
        
        
          pour remettre à l'Empereur un placet,
        
        
          une supplique quelconque ; i l disparaîtra
        
        
          en un clin d'oeil et nul ne le reverra plus
        
        
          jamais.
        
        
          * *
        
        
          (
        
        
          i) Voilà ce qu'écrivait à ce sujet le corres–
        
        
          pondant constantinoplitain du
        
        
          
            Times
          
        
        
          à l a date
        
        
          d u
        
        
          6
        
        
          j a n v i e r
        
        
          1899
        
        
          : «
        
        
          Considérant les propriétés
        
        
          explosives d u chlorate de potasse, l ' i mp o r t a t i o n
        
        
          en Tu r q u i e de ce médicament a été interdite i l
        
        
          y a quelques années. Pourtant les droguistes et
        
        
          apothicaires ont obtenu l a permission de le
        
        
          faire v e n i r en détail pour des usages médici–
        
        
          n a u x . Cette quantité a été strictement limitée
        
        
          de façon à ce qu'elle ne puisse, entre les ma i n s
        
        
          de chaque dépositaire, servir à aucun usage
        
        
          prohibé. Ma i s comme i l se p o u r r a i t que les
        
        
          p r o v i s i o n s qu'en détiennent les
        
        
          23
        
        
          o
        
        
          pharmaciens
        
        
          et droguistes de l a capitale, réunies p a r u n
        
        
          régicide, suffisent à u n attentat contre le Sou–
        
        
          v e r a i n , le ma t i n de l a cérémonie de Hirkaï-
        
        
          Chérif ordre a été donné à l a police de visiter
        
        
          tous ces dépôts pharmaceutiques et de mettre
        
        
          sous scellés les bocaux contenant le chlorate de
        
        
          potasse. I l était nécessaire de faire toutes ces
        
        
          Des eunuques et des coureurs du Palais,
        
        
          revêtus de costumes superbes, les mains
        
        
          croisées sur l a poitrine en signe de
        
        
          respect, précèdent à toute allure la vo i -
        
        
          ture^impériale.
        
        
          Le luxe et la beauté de l'attelage et des
        
        
          livrées, les uniformes étincelants des
        
        
          beaux cavaliers qui l'escortent, forment
        
        
          un saisissant contraste avec la consterna–
        
        
          tion effarée empreinte sur le visage du
        
        
          perquisitions à l a j même heure, afin que les
        
        
          récalcitrants n'eussent pas le temps de cacher
        
        
          leur chlorate. Ces opérations ont eu lieu hier
        
        
          et ainsi a été conjuré u n de ces dangers qu'on
        
        
          redoutejà l'occasion du pèlerinage de Sa Majesté
        
        
          à Top-Capou. »
        
        
          pèlerin malgré l u i . Le dos voûté, les
        
        
          épaules tombantes, son corps étique
        
        
          enfoui dans un long pardessus sombre,
        
        
          son visage maigre d'une pâleur que le
        
        
          fard ne parvient pas à dissimuler, écrasé
        
        
          sous l'énorme masse rouge d'un fez qu i
        
        
          descend jusqu'à ses sourcils, le Sultan,
        
        
          avec son long nez recourbé, sa barbe ma l
        
        
          teinte, ses mâchoires osseuses, et les
        
        
          regards sombres, inquiets et furtifs que
        
        
          ses yeux perçantsjettent sans cesse autour
        
        
          de l u i , est ce jour-là d'une laideur parti–
        
        
          culièrement étrange, et dont le caractère
        
        
          n'est nullement imposant ou royal.
        
        
          Ces dernières années, cette rapide tra–
        
        
          versée de la ville a été jugée trop dange–
        
        
          reuse encore, et sur le conseil de son ex–
        
        
          ministre delà police, Nazimpacha, Abd-ul-
        
        
          Hami d , pour se rendre à Top-Capou, suit
        
        
          un nouvel itinéraire qui l u i évite la tra–
        
        
          versée du pont de Kara-Keuï. I l descend
        
        
          d'abord en voiture jusqu'au palais de
        
        
          Dolma-Bagtché, où i l s'embarque sur son
        
        
          vapeur
        
        
          
            Téchrifié
          
        
        
          qui le transporte jusqu'à
        
        
          la pointe du Vieux-Sérail. Cependant, la
        
        
          police n'en prend pas moins, dans les
        
        
          rues de Galata et sur le pont de Kara-
        
        
          Keuï, les précautions et mesures d'ordre
        
        
          extraordinaires que nous connaissons, car
        
        
          personne n'est censé savoir et ne sait
        
        
          d'ailleurs exactement jusqu'au moment
        
        
          du départ de Sa Majesté quelle] sera la
        
        
          voie qu'il l u i plaira de suivre; c'est là
        
        
          une décision sur laquelle le Sultan tient à
        
        
          laisser le public dans l'incertitude par des
        
        
          préparatifs faits sur plusieurs itinéraires
        
        
          à l a fois, ce qui empêche la foule de
        
        
          s'agglomérer en trop grande masse sur le
        
        
          passage dujcortège.
        
        
          Sitôt débarqué à la pointe du Sérail, le
        
        
          Padischah monte dans une nouvelle voi–
        
        
          ture attelée à la daumont, qui passe rapi–
        
        
          dement la porte Babi-Houmayoum (Porte
        
        
          Impériale) du Palais de Top-Capou et
        
        
          s'arrête devant le Babi-Seadet (Porte du
        
        
          Bonheur). Ici le Souverain met pied à
        
        
          terre et, suivi des hauts dignitaires et
        
        
          fonctionnaires de l'Etat, se rend dans le
        
        
          sanctuaire où sont gardées précieusement
        
        
          les reliques sacrées.
        
        
          Al o r s commence la cérémonie.
        
        
          Dans la vaste salle où montent les par–
        
        
          fums précieux des cassolettes ardentes, le
        
        
          Sultan soulève de ses propres mains les
        
        
          châles somptueux qui recouvrent le Man–
        
        
          teau du Prophète. Des chantres et des
        
        
          lecteurs psalmodient pendant ce temps
        
        
          des textes sacrés. Puis, sur un signe de
        
        
          Sa Majesté, le Grand V i z i r , le Cheikh-ul-
        
        
          lslam et les autres hauts fonctionnaires
        
        
          défilent un à un devant le Souverain.
        
        
          Chacun d'eux reçoit de ses mains un
        
        
          foulard où est écrit un verset du Coran et
        
        
          que vient de sanctifier le contact de la
        
        
          sainte relique.
        
        
          Fonds A.R.A.M