les avaient décapités et avaient jeté les
têtes dans l'eau des sources qui servait à
la boisson. O n juge si cette eau, ainsi
contaminée, devait propager le (léau.
Comme les cadavres sans têtes avaient
été laissés à découvert sur le sol du cime–
tière, c'étaient, dans ce refuge des morts,
des rassemblements d'Arméniens pleurant
et vociférant autour de ces cadavres, ainsi
mutilés et profanés, de leurs parents ou
amis. Pa rmi ces cadavres décapités, je re–
marquai celui d'une jeune femme arrivée
à l a dernière période de l a grossesse,
qu'embrassait avec ferveur sa misérable
parente, pleurant désespérément.
Je fis une rapide enquête et j'appris
cette nouvelle particulièrement écœurante
que Férid pacha,
vali
de Kon i a , celui-là
même qui était candidat, ces jours der–
niers, au Grand-Viziriat, avait été l'insti–
gateur de ces atrocités qui avaient tou–
jours prise sur des esprits naïfs et supers–
titieux.
Férid pacha avait commis cette mons–
truosité dans le but, à l'insu des consuls
européens, de faire accroire au Sultan
qu'il avait étouffé une inquiétante révolte
des Arméniens, ce qui l u i valut des mar–
ques de l a bienveillance impériale.
Sans tarder, je télégraphiai à Constan–
tinople pour exposer la situation et de–
mander des secours.
O n me répondit par télégramme :
Taisez-vous, sans quoi vous pourriez
vous repentir de votre zèle.
Je possède toutes ces réponses officielles
Elles sont typiques et démontrent, mieux
que tous les commentaires, l'infamie gou–
vernementale ainsi que la misère et l'igno–
rance communes aussi bien aux chrétiens
qu'aux musulmans de la malheureuse
Turquie.
D
r
L O U T F I .
DE TREBIZONDE ET D'ADANA
L E T T R E D E T R E B I Z O N D E
Trébizonde,
27
octobre
1901.
Dans les coins obscurs de la prison hu–
mide et moisie de Rizé, village situé entre
Trébizonde et Batoum, se trouvent en ce
moment environ trente Arméniens dans la
plus grande misère et nudité.
Ils sont du nombre des émigrés qui étaient
partis des villages de Trébizonde pour la
Russie, manquant de tous moyens de vie et
accablés par les lourds impôts du gouverne–
ment ; ils étaient partis pour se procurer
quelques dizaines de roubles et pour amé–
liorer un peu la situation malheureuse de
leurs familles.
Après avoir travaillé durement pendant
deux ou trois ans, et désirant ardemment de
revoir leurs chaumières et leurs bien-aimés,
ils veulent rentrer dans leur patrie ; ils atten–
dent en vain, pendant des mois, l'ouverture
des chemins et se décident enfin à rentrer
clandestinement ; ils louent un voilier sous
condition de les débarquer d'une manière
sûre; on fait aussi, sans doute, des conditions
avantageuses au capitaine.
Le voilier se met en route au commence–
ment d'octobre. Sur mer, le temps devenant
mauvais, le capitaine est obligé de débar–
quer les voyageurs et i l les garde chez lui.
Dans la nuit, la mer une fois calmée ,
il les conduit au voilier pour continuer le
voyage. A leur arrivée au rivage, tout à coup
ils sont environnés par des brigands dont le
chef crie : « Rendez-vous ou nous vous tuons
tous » ; le désarroi et l'épouvante des pay–
sans étaient au comble ; mais l'un d'eux
voyant que tout était fini, tirant aussitôt son
revolver, fait feu sur le capitaine (nous ne
savons pas s'il est mort ou blessé) et réussit
à s'enfuir avec un autre. Le chef des brigands
ordonne de faire feu et trois Arméniens sont
atteints par des balles et tués, les autres
sont tous pillés.
Les deux qui s'étaient enfuis arrivent tout
essoufflés à Rizé (qui était loin d'un quart
d'heure), et s'adressant à l'ambassade russe
racontent le fait ; le gouvernement est averti,
et quelques dizaines de soldats arrivent en
hâte, et après avoir arrêté les Arméniens
pillés, ils les conduisent en prison. On dit que
quelques-uns des brigands sont aussi arrêtés,
ce à quoi nous ne pouvons ajouter foi.
Le mobile de cet incident nous reste encore
obscur jusqu'aujourd'hui. Quelques-uns di–
sent que c'était là le résultat du plan précé–
demment préparé dont le capitaine avait
connaissance. Beaucoup d'autres expliquent
autrement, c'est-à-dire que c'était un ennemi
du capitaine qui avait poussé les assaillants.
L a réalité est que le vali du lieu, un jour
après l'incident, ordonne de brûler le voilier
où s'étaient embarqués les voyageurs, et
faisant venir tous les capitaines de Rizé,
d'Athena, de Khopa, d'Arkhavi et de Vitzé,
il ne les renvoie qu'après avoir pris une ga–
rantie sérieuse.
La situation des Arméniens emprisonnés
dépend de la décision qu'on attend de Cons–
tantinople.
Environ cinquante Arméniens des villages
de Kharpout, qui se trouvaient en Russie,
passant les frontières, rentrent chez eux.
Vingt-quatre de ceux-ci sont arrêtés et après
avoir passé un mois en prison, on les envoie
à Trébizonde pour les réexpédier en Russie.
En chemin, l'un d'eux est mort et a été
inhumé par les Turcs. A leur arrivée à Tré–
bizonde un autre est mort. Le père de ce
dernier avait demandé de soigner lui-même
son fils, mais le gouvernement lui défend
même de le voir ; le malheureux père a eu
la noire destinée de voir seulement le cadavre
de son fils. Les autres sont retournés à leur
lieu de départ.
Dans le marché de notre endroit, deux
vauriens turcs, à deux heures de la nuit,
après avoir cassé les vitres du café d'un
Arménien avec leurs poignards, prennent la
fuite en proférant des injures.
La police, bien que les connaissant, re–
garde avec des yeux aveugles ; deux jours
après seulement, on emprisonne l'un, et cela
parce qu'il était un contrebandier ; on le re–
lâche un jour après. Vous pouvez vous faire
une idée, à quel point peuvent arriver les
cruautés dans les coins lointains, retirés et
sourds, alors que de tels incidents ont lieu
dans une ville où réside le vali et surtout
tout cela a lieu aux oreilles des consuls.
On perçoit tous les impôts arriérés jus–
qu'en
i8g5.
Tous ceux qui sont à l'étranger
avec leurs familles et possèdent ici du ter–
rain, on a fait vendre leurs terres ; et les
impôts de ceux qui sont partis avec leurs
familles et ne possèdent point de terrain sont
réclamés de ceux qui sont restés ; pour per–
cevoir ces sommes, des percepteurs particu–
liers sont partis dans les villages et ont fait
signer les habitants par force pour leur faire
reconnaître ces dettes. Les paysans, décou–
ragés, ont adressé une pétition avec qua–
rante-sept signatures, mais en vain. Mainte–
nant personne ne sait quoi faire.
Depuis trois mois i l est défendu aussi aux
Arméniens catholiques de Khodor-Tchour de
quitter leur pays ; nous apprenons, en outre,
ces jours-ci, que la même défense est faite
aux habitants d'Erzeroum.
Les habitants de Van, Mouch et Bitlis,
dans la situation intolérable où ils sont, sont
obligés d'embrasser l'orthodoxie; la Russie
profitant de cette triste situation, sans perdre
de temps, envoie des moines pour multiplier
les orthodoxes.
La circulation est interdite aux Arméniens ;
le gouvernement vous ordonne de ne pas
recevoir tel ou tel client, sous menace de
faire fermer votre boutique, dans le cas con–
traire.
Le gouvernement établit les musulmans
qui arrivent de Russie, dans les cafés et les
hôtels de la ville pendant un ou deux mois ;.
il promet de payer de l'argent, mais i l ne
paye rien. En un mot, la vie est devenue im–
possible pour l'Arménien.
L E T T R E
D ' A D A N A
20
octobre
1901.
Pendant les événements inoubliables de
1895-1896,
plus de cent Kurdes hamidiés de
la tribu de Hamavan, par décision et ordre
du gouvernement, s'étaient établis dans un
endroit spécial en dehors de la ville et étaient
considérés comme des soldats dévoués au
gouvernement ; ils touchaient même leur
1
solde. En outre, par suite des bons témoi–
gnages que le vali d'ici, qui est aussi un
Kurde, avait donnés au Sultan sur leur
compte, on leur avait remis aussi des armes
pour qu'ils puissent aider, au besoin, au gou–
vernement, ce qui signifie massacrer, piller
les nations chrétiennes.
Encouragés par ces bienfaits et ces faveurs,
les susdits Kurdes, depuis des années, pil–
laient librement et sans gêne les pauvres
Arméniens. Le gouvernement gardait tou–
jours le silence devant leurs méfaits et si les
Kurdes, par erreur, pillaient un Turc, le vali
les prévenait de ne pas opprimer les musul–
mans, mais de faire subir toutes leurs cruau–
tés aux Arméniens. Les Kurdes, encouragés
une fois de plus, opprimaient les Arméniens
Fonds A.R.A.M