Voyez et ne dites pas pourquoi nous
[
sommes malheureux :
Votre destinée est restée aux mains de la
[
cruelle courtisane.
P I E R R E
Q U I L L A R D .
+
Le P a r t i So c i a l i s t e et l es
ma s s a c r e s d 'Arméni e
E n exécution de l'adresse-circulaire du
bureau socialiste international les groupes
et les élus du parti socialiste dans diffé–
rents pays ont déjà rédigé des appels et
organisé des réunions.
Le Congrès socialiste de Vienne a voté
une motion énergique en faveur des A r –
méniens. E n Hollande, le citoyen H . Va n
Ko l , député aux Etats-Généraux, a résolu
d'interroger le docteur Kuyper, président
du Conseil, et i l sera bien difficile à celui-
ci de renier entièrement au pouvoir les
idées qu'il défendait dans l'opposition.
E n Allemagne, des démarches ont dû
être faites, cette semaine même, auprès
des élus socialistes qui ne sauraient per–
sister plus longtemps dans l'erreur de
Liebknecht et croire que les Arméniens
se font massacrer par zèle pour la Russie.
En France, enfin, outre l'interpellation
déjà discutée des citoyens Jean Allemane
et Marcel Sembat, et l'interpellation pro–
chaine du citoyen Gustave Rouanet, une
première réunion a eu lieu le
19
novembre
à l'hôtel des Sociétés savantes, sur l ' i n i –
tiative du groupe des Etudiants Collecti–
vistes. Le citoyen Marcel Sembat y a dé–
veloppé surtout ces deux thèses: nécessité
pour le gouvernement de demander aux
puissances européennes l'application du
traité de Berlin, nécessité d'agir sur le
gouvernement en avertissant chaque jour
l'opinion publique enfin révoltée.
Enfin, le Comité Général du parti socia–
liste vient de voter une motion invitant
les fédérations et les groupes à organiser
partout des réunions publiques où sera
traitée la question arménienne. Vo i c i le
texte de cet éloquent appel :
M A N I
F E S T E
du Comité général
Travailleurs ! Socialistes !
Depuis des mois, des nouvelles de plus en
plus alarmantes nous arrivent d'Arménie ;
dans plusieurs villages, dans plusieurs cen–
tres importants, Eghrek, à Keness, à Moush,
au Sassoun et dans bien d'autres points du
territoire, des massacres particulièrement
importants ont eu lieu, et divers indices, tels
que la construction de casernes auprès des
agglomérations de population arménienne et
un déploiement inaccoutumé de forces mili–
taires, semblent annoncer la prochaine mise
à exécution de sinistres projets.
Au reste, i l faut te dire, même en laissant
de côté les faits les plus atroces qui viennent
de se produire, et les mesures d'extermina–
tion collective et soudaine que de graves rai–
sons nous font redouter, la situation de la
population arménienne d'Asie-Mineure est
digne au plus haut point de retenir l'atten–
tion du monde civilisé, et en particulier des
socialistes.
Depuis les grandes hétacombes des années
1894, 1890
et
1896,
depuis qu'en trois années
trois cent mille Arméniens, hommes, femmes,
enfants, vieillards, ont succombé sous les
coups des serviteurs d'Abd-ul-IIainid, l'Ar–
ménie turque, en dépit des promesses, en
dépit des engagements du sultan, n'a cessé
d'offrir le spectacle de toutes les misères, de
toutes les sauvageries, des plus cruels et des
plus odieux attentats.
Vis-à-vis des Arméniens, tout est permisses
actes les plus coupables deviennent licites ;
ils sont, ouvertement ou tacitement, encou–
ragés ou ordonnés par l'homme d'Yldiz-Kiosk.
Les Kurdes, les hamidiés — ces janissaires
modernes du sultan, plus cruels, plus bar–
bares que ceux d'autrefois — disposent en
toute souveraineté des biens et des personnes,
des Arméniens. Ils les dépossèdent, si tel est
leur bon plaisir, de leurs terres, et ils les font
ensuite cultiver comme serfs les champs dont
ils étaient les maîtres. Ils prennent leurs
troupeaux, emportent leurs récoltes, volent
ce qu'ils peuvent avoir d'argent. Sans pré–
texte, au gré d'un caprice, ils prennent d'as–
saut un village et le mettent à sac, et cap–
turent les notables qu'ils tuent ensuite ou
jettent en prison, ils violent les femmes et
les jeunes filles. Parfois, par de redoutables
menaces, ils réussissent à convertir à l'isla–
misme une partie des habitants, couronnant
ainsi d'une abominable auréole d'apostolat
leur œuvre d'extermination et de honte.
Deniandera-t-on comment i l se fait qu'un
peuple se laisse ainsi écraser et égorger sans
que d'un immense mouvement de révolte i l
tente d'abattre l'oppresseur ? Mais, ainsi qu'il
est dit dans un rapport présenté au Congrès
de la paix récemment tenu à Glasgow, « pour
se protéger contre ces violences et contre les
meurtriers, les Arméniens n'ont aucun moyen
parce que défense leur est faite de porter
aucune arme ; on leur enlève même les cou–
teaux, tandis que tous les Kurdes et les Turcs
sont bien armés ; on leur interdit depuis des
siècles de porter même des bâtons ». Les
Arméniens sont pour les Kurdes et les Turcs
une proie sans défense, et, cette proie, ils
la saisissent, ils la torturent, ils la déchirent,
ils se font de ses souffrances une horrible
joie.
Pillages, tueries, viols, ces crimes se pro–
duisent quotidiennement, et la nouvelle en
arrive en Europe, et les chancelleries des
puissances en sont informées par des rapports
officiels de leurs consuls autant que par les
doléances répétées et les appels pressants
des malheureux Arméniens.
Les puissances européennes sont informées,
mais elles demeurent silencieuses et impas–
sibles, et elles couvrent de leur impassibilité,
de leur silence, les crimes commis sur l'ordre
du sultan.
Pourquoi
demeurent-elles silencieuses et
impassibles? Ne leur est-il pas possible d'in–
tervenir pour mettre un terme à ces viola–
tions de tous les droits, à cet incessant et
audacieux défi jeté à l'humanité ? Sont-elles
condamnées par une inéluctable fatalité à
demeurer les spectatrices impuissantes et
inertes de tant d'abominables forfaits ?
Non, un traité spécial, le traité de Berlin,
signé par la Turquie en même temps que par
l'Allemagne, l'Angleterre, la Russie, l'Au-
triche-Hongrie, l'Italie et la France, a réglé
la situation de l'Arménie, édicté les réformes
jugées nécessaires et armé ces diverses na–
tionalités du pouvoir d'intervenir pour pro–
téger les Arméniens. D'après le paragraphe
61
de ce traité, « la Sublime-Porte s'engage à
réaliser sans plus de retard les améliorations
et les réformes qu'exigent les besoins locaux
dans les provinces habitées par les Armé–
niens et à garantir leur sécurité contre les
Tcherkesses et les Kurdes. Elle donnera pé–
riodiquement connaissance des mesures prises
à cet effet aux puissances,
qui en
surveille–
ront l'application
».
Cet article du traité de Berlin est demeuré
lettre morte, en partie parla faute du sultan,
en partie par la faute des puissances. Les
mesures prévues n'ont pas été prises par le
sultan ; et les puissances, qui devaient « en
surveiller l'application » s'en sont totalement
désintéressées. Les abominables tueries qui
ont désolé l'Arménie de
1894
à
1897
n'auraient
pas eu lieu sans cette coupable indifférence.
En
1895,
au lendemain des massacres de
Sassoun, les gouvernements européens eu–
rent un instant conscience des responsabi–
lités qui pesaient sur eux, et se souvinrent de
l'article
61
du traité de Berlin; pour en rap–
peler au sultan la teneur, ils élaborèrent en
commun un mémorandum qu'ils complétèrent
par un projet de réformes. Le sultan ratifia
l'un et i'autre. Il reconnaissait par là une se–
conde fois son devoir d'accorder aux Armé–
niens les mêmes droits qu'à ses autres sujets,
son devoir de les protéger contre toute agres–
sion, et le droit des puissances de surveiller
l'application de la loi commune aux sujets
arméniens. Parmi les articles du mémoran–
dum, nous relevons : «
"
f
la nomination d'up
haut commissaire de surveillance pour la
mise en application des réformes dans les
provinces ;
8
°
la création d'une commission
permanente de contrôle à Constantinople.
Comme l'article
61
du traité de Berlin, le
mémorandum de
1890
demeura sans effet. Ni
la Turquie, ni tes puissances n'en tinrent le
moindre compte. Ce que nous demandons
aujourd'hui, c'est que l'on se souvienne de
leur existence et que l'on agisse en consé–
quence ; c'est que le gouvernement français
prenne conscience de son devoir et exerce
son droit, c'est qu'il sorte de son apathie et
fasse le geste qui peut sauver des centaines
de milliers de vies humaines, arracher peut-
être toute une race à l'extermination.
A l'heure actuelle, ce devoir d'intervention
est pour lui plus puissant que jamais, non
seulement parce que des événements d'une
gravité exceptionnelle paraissent imminents,
mais encore parce que des affaires d'un
autre ordre — des affaires à vrai dire de
Fonds A.R.A.M