L E S
D O C U M E N T S
Lettre ouverte aux Arméniens
CHERS COMPATRIOTES,
Abd-ul-Hamid commence l a vingt cin–
quième année de son règne par les nou–
veaux massacres de Sassoun et les puis–
sances européennes ont n é a nmo i n s pris
officiellement part au jubilé du Sul–
tan. Jusqu'il y a six ans
v
celui-ci avait
b o r n é son désir insatiable de sang en
ne faisant verser que celui de ses su–
jets musulmans. Quelque temps après son
avènemen t au trône, i l a fait égorger en
vertu d'ordres secrets, tant dans les
geôles des provinces que sous ses yeux à
Y l d i z , les hommes éclairés de notre nation
qui, p r évoyan t le désastre futur de notre
pays, conseillaient à leur Souverain d'en–
trer immédiatement dans l a voie d'une
sage et saine administration. Puis i l éloi–
gna de Constantinople l a majorité des
Jeunes-Turcs instruits qui n'avaient pu
dissimuler leur horreur et leur indigna–
tion devant ces mœu r s sanguinaires et
devant les actes de cruauté qui s'ensui–
virent. Personne alors ne voulut élever l a
voix contre cet état de choses.
Il est certain qu'un mal qui n'a pas été
enrayé dès ses premiers symptômes s'ag–
grave et devient contagieux. Abd-ul-Ha–
mid, mis en goût par l'impunité de ses
premiers crimes, tourna alors son regard
du côté des Armé n i e n s dont l'état d'es–
prit commençait à l u i déplaire et son re–
gard effaré de tyran cherchant à garantir
sa propre sécurité en faisant r é p a nd r e le
sang de ses sujets, suffit à mettre la mal–
heureuse Armé n i e au carnage. Cette fois
les puissances européennes élevèrent l a
voix en disant que le
sang des chrétiens
coulait!
Cet hypocrite c r i du cœur poussé par la
diplomatie a engagé hélas ! les Armén i en s
sur une route où ils ne devaient rencon–
trer que d'amères déceptions. I l eût mieux
valu pour eux d'avoir recours au seul
moyen naturel qu'ils avaient à leur portée
et qui consistait simplement à agir de
concert avec les Turcs, ces derniers se
trouvant exposés au même danger. Impa–
tients, les Armén i en s ont malheureuse–
ment négligé de regarder de ce côté,
chose cependant de la plus grande impor–
tance, et ont attendu l'appui de l'Europe,
tandis qu'ils condamnaient pour cause de
barbarie les vrais Turcs, pourtant bien
irresponsables de ces massacres. Au x
imprécations des Armén i en s contre l a
soi-disant sauvagerie des Turcs, se joi–
gnaient celles des chancelleries et celles
de l a presse européenne qui , toutefois,
ignoraient complètement quel était, à ce
moment, le mouvement d'opinion de notre
peuple sur ce sujet. Cette conduite i n –
juste a été une injure gratuite envers une
nation avec laquelle les Armé n i e n s et les
puissances auraient dû s'entendre.
Pour mieux apprécier l a justesse de l a
critique que je viens de faire et pour
mieux faire comprendre l a tolérance des
Turcs, i l ine semble qu'il suffit de jeter
un coup d'œil sur le passé.
E n i453, Mahomet II, le Conquérant,
qui fut le monarque le plus puissant de
son siècle, reçut — le lendemain de l a
prise de Constantinople par les Turcs —
avec une courtoisie remarquable, le pa–
triarche grec et l u i offrit un sceptre enri–
chi de diamants comme gage de l'attitude
toute pacifique qu'il voulait observer vi s -
à-vis des Grecs et l u i déclara qu'il allait
devenir le zélé protecteur du peuple
vaincu.
Son petit fils Sélim I
e r
,
cette puissante
figure de l'histoire, qui « estimait l'em–
pire du monde trop restreint pour son
énergique et intelligente activité », avait
manifesté le désir de convertir à la foi
musulmane tous ses sujets chrétiens afin
d'éviter tout conflit et dissensions reli–
gieux pour l'avenir. Le Cheik-Ul-Islam
intervint aussitôt, déclarant à Sélim qu'il
proclamerait un fetva de déposition s ' i l
mettait à exécution cette mesure con–
traire à l a l o i du chériat et à tout esprit
de justice. Le monarque — auquel pour–
tant on donna le surnom de
féroce
—
s'in–
clina respectueusement devant l a défense
parfaitement justifiée du cheik. C'est à ce
trait de parfaite équité que tous les sujets
de l'Empire ottoman ont pu conserver
jusqu'à aujourd'hui leur culte et leur
langue respectifs et, par conséquent, leur
nationalité.
S i nous regardons ce qui se passait
dans l'Europe chrétienne à l'époque où
Sélim respectait si loyalement l a liberté
religieuse dans son pays, on ne peut
s'empêcher d'être révolté. Outre les
scènes de carnage qui mettaient l'Europe
à feu et à sang et les luttes fratricides
entre catholiques et protestants, Ph i –
lippe II d'Espagne livrait aux inquisi–
teurs, qui les faisaient brûler vifs, les
Maures qui voulaient garder leur foi mu–
sulmane, eux auxquels on devait d'avoir
introduit et développé en Europe leur
brillante civilisation et d'avoir poussé au
plus haut degré à cette époque les scien–
ces, les lettres et les arts !
D'ailleurs, point n'est besoin de re–
monter si haut dans le cours des siècles,
car je constate avec un profond regret
que l'Europe du vingtième siècle est loin
d'observer les principes de justice et de
tolérance que les Turcs se faisaient un
honneur de respecter i l y a trois-cent-
quatre-vingts ans. Aujourd'hui les Armé –
niens de l a Caucasie, sujets Russes, ne
sont plus autorisés à parler ouvertement
leur langue et ils ne peuvent pas davan–
tage enseigner leur histoire nationale dans
leurs écoles. E n Alsace-Lorraine, l a lan–
gue allemande a officiellement supprimé
l'usage du français contre le gré des i nd i –
gènes. Autant notre passé est brillant,
autant hélas ! notre présent est sombre et
seul Abd-ul-Hamid doit être tenu respon–
sable de ce fait. L a tyrannie exécrable
qu'exerçait Philippe II au seizième siècle
sous prétexte religieux, Abd-ul-Hamid
l'exerce l u i , aujourd'hui, au nom de son
seul bon plaisir. Les leaders de l a diplo–
matie européenne, par leur attitude, par–
tagent ce bon plaisir dont le prix coûte
tant de ce sang dont resteront souillées
les pages de l'histoire de l a civilisation
contemporaine. Je ne doute pas que les
grands penseurs de notre époque qui se
sont donné l a tâche d'amener l a société
au plus haut point de perfection ne soient
de mon avis à ce sujet. E n conséquence,
nous devons nous tendre la main, une
fois pour toutes et en toute sincérité. Nous
ne devons plus nous attarder dans une
inaction aussi stérile que périlleuse. Tra–
vaillons ensemble pour supprimer l a ty–
rannie qui oppresse notre patrie en réé–
difiant l a constitution ottomane promul–
guée par Midhat pacha et abolie par
Abd-ul-Hamid. E n quittant Constanti–
nople, nous n'avons, mes fils et moi, pas
eu d'autre but que de tâcher de réaliser
ce légitime projet. Les menaces que nous
a faites le Sultan, pas plus que ses at–
teintes sur nos droits, n'étoufferont l a
voix de notre conscience.
Je suis convaincu, et vous devez l'être
comme moi , qu'une alliance avec les
Turcs, victimes comme vous-mêmes des
exactions d'Abd-ul-Hamid, pourra mettre
un terme à ce chapitre douloureux de
l'histoire de l'Empire ottoman.
A la devise d'Abd-ul-Hamid :
Diviser
pour régner,
r épondon s par celle qui doit
nous être commune :
l'Union fait la
Force.
DAMAD MAHMOUD PACHA.
Un mot d'Abd-ul-Hamid
Le dernier numé r o de l a
Revue Bleue
donne les meilleures feuilles d'un livre de
M . Georges Dorys, qui pa r a î t r a prochai–
nement chez l'éditeur Stock sous le titre
de :
Abd-ul-Hamid II.
Nous en extrayons
bien volontiers le passage suivant :
Recevant en
1896
le patriarche arménien-
grégorien, Mgr Atchikian, après une mani–
festation arménienne à la Porte qui précéda
de peu les grands massacres, Abd-ul-Hamid
Fonds A.R.A.M