habitants du diocèse R. . . est peu considé–
rable; le peuple est dispersé dans cent
villages environ, dont cinq campagnes,
trois ou deux maisons seulement sont ar–
méniennes, les autres kurdes ; i l y a à
peine quinze à seize cents maisons dans
tout le diocèse ; et le nombre de person–
nes est de huit à neuf mille dont trois
cents sont à R. Tous ces habitants sont
pauvres et malheureux et livrés au bon
plaisir des beys kurdes, des aghas et des
cheiks islams.
Sur trois cents maisons de notre ville,
i l y en a à peine trente qui ont leur pain
à manger, les autres, c'est avec de grandes
difficultés, avec humiliation, et presque
en luttant qu'elles se procurent du pain
sec. Beaucoup meurent avant l'âge, ne
pouvant môme pas se procurer ce pain
sec; pendant longtemps nourris comme
des bêtes, ils meurent enfin affamés...
Ce n'est pas là du tout une exagéra–
tion; j ' a i enregistré de mes propres mains
sur le registre de décès, et après avoir eu
tous les renseignements nécessaires, les
noms de ceux qui sont morts de l a misère
ou de la faim.
Sur les quinze à seize cents maisons de
ma paroisse, i l y a à peine cent trente fa–
milles qui aient leurs fermes, leurs char–
rues et puissent vivre tranquillement, qui
n'aient pas de dettes ou très peu ; la majo–
rité qui reste, chacun pour une dette de
cinq, dix, vingt livres n'est qu'un serf
pour tel ou tel agha, bey ou cheik... et
est obligé de leur servir ; sans avoir l'es–
pérance et la consolation de procurer du
pain sec à sa famille, sans espérer de pou–
voir payer un jour sa dette et de rentrer
dans sa campagne et d'avoir jamais sa
charrue et ses biens; jamais, car les
aghas ne veulent jamais que leurs hom–
mes— les Arméniens, —puissent s'acquit–
ter de leurs dettes et échapper ainsi à
leurs griffes ; ils emploient tous les
moyens, toutes les mesures impitoyables
et diaboliques, pour que leurs hommes
restent cloués auprès d'eux. Telle est la
situation de la majorité des habitants de
notre paroisse; et voilà pourquoi trois,
cinq, huit, dix familles sont ainsi disper–
sées dans beaucoup de campagnes kurdes
et pfus souvent turques. L a cause de cette
dispersion et du servage n'est que la mi –
sère et surtout les atrocités ; car les tribus
kurdes se déchirent entre elles et ce sont
les campagnes arméniennes qui sont
foulées aux pieds et pillées, incendiées et
détruites, et voilà que les pauvres paysans
nus et privés de toutes ressources, pour
ne pas rester affamés et nus, et pour ne
pas mourir de faim, sont obligés de s'as–
servir en échange de pain sec pour eux-
mêmes et les leurs. Souvent ces tribus ou
ces beys-aghas, très bons et très humains,
poussés par l'animosité ou par leur ins–
tinct bestial ou par un caprice attaquent,
soudain, un village arménien ; ils tuent
les notables du village, ils pillent tout le
village; ils l'incendient quelquefois, et
s'en vont ; les paysans arméniens restent
devant le tas de cendres et de cadavres ;
privés de tout, pleurant et gémissant, ils
tombent dans le servage...
Une autre partie de la population du
diocèse comptant un peu sur ses propres
forces, quitte à jamais ses villages et sa
province et émigré ailleurs, pour gagner
sa vie en exerçant un métier. D'autres
(
et ceux-là nè sont pas peu nombreux
malheureusement) découragés tout à fait
par les susdits faits et malheurs et n'ayant
pas le courage de se procurer du pain par
tous les moyens ou par le travail, ou
ayant un tempérament paresseux, com–
mencent à errer de campagne en campa–
gne, de ville en ville, de province en pro–
vince, et mendient pour leurs familles,
accompagnés de leurs enfants.
Voiià, c'est pour cette misère et par
suite de ces atrocités que le nombre des
habitants de beaucoup de campagnes ar–
méniennes diminue et un jour tous dispa–
raîtront. Le peuple me l'a raconté et m'a
mentionné ainsi trente, cinquante cam–
pagnes ainsi dispersées et anéanties ;
toutes renfermaient cent, soixante, qua–
rante, trente maisons, et aujourd'hui dans
ces campagnes habitent les Kurdes ou les
Kotchères ; quelques-unes des églises
sont en ruines et anéanties, d'autres de–
venues des mosquées...
D'autre part, toute la population du
diocèse, divisée en de petits groupes de
deux, cinq, sept, dix familles se disperse
dans des campagnes nombreuses turques,
kurdes et kotchères ; cet état de choses
soulève des difficultés énormes, au point
de vue de la nation et de l'Eglise.
Dans notre paroisse se trouvent seule–
ment vingt prêtres qui ne peuvent pas,
dans cent villages, s'occuper des soins spi–
rituels des nationaux dispersés comme la
poussière. Craignant les aghas, les beys et
les cheiks, les prêtres n'osent pas visiter
les Arméniens se trouvant en dehors de
leurs villages ; aussi, la majorité de notre
population est privée du baptême, de la
cérémonie de l'inhumation ; les vêpres, l a
prière, la messe, la communion sont ou–
bliées et menacent de passer dans l'ordre
des choses inconnues.
A u point de vue national, la plus grande
perte est que ces maisons arméniennes, en
nombre insignifiant dans les campagnes
kurdes et turques, seront islamisées par
la force, lamentablement, comme en
1895
et pendant d'autres événements moins
importants, ainsi que le peuple en témoi–
gne pour de nombreuses familles en
1896.
Dans le diocèse de R., se trouvent au–
jourd'hui environ soixante églises, (sans
compter celles cjui dans un passé proche
ou lointain ont été incendiées ou se trou–
vent dans les campagnes arméniennes
dispersées et dont les unes sont anéanties,
d'autres devenues des mosquées et d'au–
tres... utilisées comme écurie ou grenier
par les islams ;) le nombre de celles-ci est
environ de soixante, dont la moitié en
ruines, et presque l'autre moitié en mau–
vais état et non fréquentées à cause de la
misère du pauvre et faute de prêtres.
Dans notre diocèse se trouvent deux
couvents qui n'ont que le nom et l'aspect
d'un couvent, Sourp L . et Sourp L , l'un
à K . , l'autre à L . ; ils sont plus ou
moins grands, possédant des chambres et
quelques immeubles ; mais l'un et l'autre
restés au milieu des campagnes turques
et kurdes, à une distance de huit à dix heu–
res des campagnes arméniennes et de
notre ville ; étant donnée leur situation
défavorable, i l est impossible de les utili–
ser pour n'importe quel but. S'ils se trou–
vaient au moins dans des campagnes ar–
méniennes et s'ils étaient près de R. ,
on pourrait les utiliser. E t je pense que,
un couvent dans des campagnes turques,
c'est une chose qui n'est pas ordinaire et
pas logique ; par conséquent, ou bien les
habitants actuels de K . et de L . étaient
des Arméniens autrefois, et ils ont été
islamises dans un passé proche ou loin–
tain, ou bien les habitants arméniens des
susdites campagnes se seraient enfuis
ailleurs, et ensuite le peuple turc d'aujour–
d'hui serait venu s'y installer. Ma pre–
mière Irypothèse est plus probable, car les
habitants des deux campagnes et surtout
les tribus des couvents et leurs proches
parents — oui, vos couvents aussi ont
leurs aghas qui les protègent et les u t i l i –
sent ! — ont une foi vive pour les couvents
et les respectent beaucoup. A Sourp L .
se trouve maintenant un prêtre, comme
vicaire-abbé, mais nous n'avons personne
à Sourp I., car les chambres sont démo–
lies.
Je considère comme digne de mention–
ner les points suivants qui rendent plus
tristes la misère et le servage du peuple :
I. — Quand l'agha ou l'Arménien serf a
une noce ou une grande fête, le pauvre
Arménien est obligé de donner à l'agha
soit un cadeau consistant en pièces de
monnaie (au moins une à deux livres),
soit en vêtements valant une à deux l i –
vres, soit un mouton ou un veau ; dans le
cas contraire, i l peut exciter l a colère ou
l'indignation de l'agha, qui n'est apaisée
que par un coup de couteau ou de fusil.
I L — Ces aghas n'ont pas seulement
des serfs arméniens ; ils ont aussi des
serfs turcs et kurdes, mais ils ne com-
Fonds A.R.A.M