ment, avaient frayé le chemin à la conquête
de la Banque.
Là-dessus, l'alarme était donnée. On croit
partout que la Banque est envahie par des
brigands audacieux. Les gendarmes, la police
arrivent de partout, essayant d'entrer dans
la Banque, mais les balles des Arméniens les
repoussent, affolés. Pendant cette mêlée,
quelques-uns des Arméniens ont succombé
sous les balles de la police ; et l'un d'eux,
Babkin Suni, le chef directeur, en tombant
raide mort, lit éclater dans sa chute les
bombes qu'il portait dans sa ceinture ; i l eut
le.corps tout déchiqueté.
L'éclat des bombes a semé la terreur à
l'extérieur de la Banque.
Pendant cette courte accalmie, les Armé–
niens ont eu le temps de fermer les portes,
en déblayer les cadavres et les vitres brisées.
La panique s'était répandue comme un
éclair par toute la ville. Les rues se désertent,
les magasins se ferment. C'était un sauve-
qui-peut éperdu. Tout le monde se réfugie
dans les endroits sûrs. Peu après les soldats
réguliers arrivent par compagnies et pren–
nent position autour de la Banque.
A l'intérieur, le personnel de la Banque,
saisi de frayeur, se sauvait sur la terrasse.
Un des chefs de bande monte, les fait des–
cendre, et les rassure sur le but de l'attaque.
La tranquillité établie dans la Banque, la
bande prend l'offensive contre l'armée tur–
que, qui venait bloquer les bâtiments. Trois
braves jeunes hommes, armés de bombes,
furent choisis pour monter la garde sur la
terrasse. Sur ces entrefaites, un camarade
attendait sur la terrasse d'une maison voi–
sine le signal qui devait annoncer la prise de
possession de la Banque. Dès qu'il l'a reçu,
il se dépêcha d'aller remettre aux am–
bassadeurs la proclamation adressée par
le comité arménien. Il s'acquitta fort bien de
la mission qu'on lui avait confiée, et en même
temps, malgré les mille difficultés de circula–
tion, i l alla informer le comité central de la
bonne nouvelle.
Après l'arrivée des soldats ce sont les ba-
chibouzouks et les mallehs qui arrivent en
foule hurlant frénétiquement et menaçant les
giaours. Dès qu'ils sont tout près de la Ban–
que, une averse de bombes les met en dé–
route en leur faisant beaucoup de victimes.
Leurs cris formidables, leur fuite précipitée
faisaient l'impression d'un cataclysme géné–
ral. Dans leur rage d'impuissance i l criait à
tue-tête : « Mort aux giaours ! »
Les soldats, à leur tour, essayèrent à plu–
sieurs reprises de se rendre maîtres de la
Banque, mais ils ont été repoussés toujours
avec des pertes considérables. Le comman–
dant avait beau les pousser en avant, les en–
courager, ils s'obstinaient catégoriquement
en disant que « les Arméniens jouent aux
pommes (bombes), nous n'osons plus nous
avancer d'un seul pas ».
Jusque-là, les Arméniens n'ont eu que trois
morts et six blessés. Le reste a continué la
lutte inégale, mais victorieuse. L'ennemi a eu
des centaines de victimes. Toute la ville était
saisie de frayeur et d'étonnement; même la
Bête rouge ne savait à quel sauveur se
vouer.
Un Français notable ne pouvait pas conte–
nir son admiration, et disait à ses connais–
sances : « C'est fort, c'est épatant, de voir
une poignée de jeunes gens s'emparer de la
banque, et répandre la terreur par toute la
capitale. Ce sont de braves gens, pleins d'in–
telligence, et conscients de leur droit. La
Bastille a été prise, c'est juste, mais c'était
tout un peuple qui l'attaquait. »
Les munitions des Arméniens s'épuisaient
de plus en plus. Alors après quatre heures de
lutte offensive on choisit la tactique défen–
sive qui dura neuf heures. Personne n'osait
s'approcher de la Banque au péril de sa vie.
La Bête rouge tremblait comme un chien
dans sa retraite de Yldiz. On dit qu'appre–
nant l'importance et la gravité de l'événe–
ment, i l avait ordonné de bombarder la Ban–
que, pour mettre fin à l'agitation et ne pas
laisser l'honneur aux Arméniens de faire
sauter la Banque, mais cet ordre rencontra
une vive opposition de la part des ambassa–
deurs.
Un épisode qui mérite d'être mentionné.
Un brave camarade nommé Missak, était
affreusement déchiqueté par suite de l'ex–
plosion d'une bombe. Dans ses douleurs ex–
trêmes i l priait ses camarades de lui donner
le coup de grâce. Il était horrible et navrant
de voir sa souffrance. 'Ses camarades lui
prodiguèrent tous les soins fraternels, mais
en vain, i l allait mourir inévitablement :
voyant que ses camarades refusaient d'exé–
cuter sa dernière volonté, i l s'en est allé de–
vant la fenêtre en espérant de recevoir une
balle du dehors. Alors en s'adressant aux
soldats i l s'écria : « Si vous êtes des braves,
visez-moi. » Le coup de grâce ne l'atteignit
pas. A ce moment i l voit arriver nne foule
de bachibouzouks : « Camarades, s'écrie-t-il,
oubliant ses douleurs excessives, voilà les
bachibouzouks qui viennent d'arriver. » Aus–
sitôt une bombe d'une dimension considéra–
ble éclate au milieu de la foule hurlante; la
fumée enveloppe l'espace, tout le monde,
même les soldats, se sauvait pêle-mêle.
Un sourire suprême éclaira la figure convul-
sive du brave agonisant et rassemblant ses
dernières forces, et en agitant ses bras en
lambeaux, i l jeta ce cri héroïque : « Voilà
qu'ils se sauvent, les lâches!... »
A minuit, le directeur, le sous-directeur de
la banque, un aide de camp de M . Maximoff,
le premier drogman du consulat russe vin–
rent pour entamer les négociations avec la
bande des révolutionnaires.
M. Maximoff fait tout son possible pour
leur persuader de sortir, en leur promettant
la vie sauve. Il les presse de le faire immé–
diatement, en leur intimant que les revendi–
cations des Arméniens sont prises en consi–
dération. «Nous tâcherons, dit-il aux Armé–
niens, de persuader le sultan, afin qu'il
donne satisfaction aux exigences du pays,
mais nous ne pouvons pas garantir l'exé–
cution de sa promesse. Vous devez partir à
ce moment; vous avez montré, jusqu'à pré–
sent, une bravoure qui sera suffisante pour
qu'on s'occupe de votre question. Mais si
vous vous obstinez à rester et si vous essayez
de faire sauter la Banque, vous perdrez la
sympathie de l'Europe. »
Les négociations durèrent un quart d'heure.
Les Arméniens ne voulaient pas sortir avant
de recevoir une réponse de la part des am–
bassadeurs. M . Maximoff les supplie, se met
à genoux pour qu'ils partent sans retard.
«
Je parle au nom du gouvernement russe ;
si vous ne sortez pas, mon gouvernement
sera votre ennemi et les massacres seront
commencés. Finissez aussi bien que vous
avez commencé, et ayez en vue le sort de vos
nationaux. »
L'annonce de massacres possibles avait
ému un peu les Arméniens (Maximoff les
trompait effrontément, car, alors, les mas–
sacres étaient déjà commencés), et, confiants
dans les promesses du représentant du gou–
vernement russe, ils cédèrent.
Ils laissèrent les munitions de bombes de
dynamite, mais ils gardèrent leurs revolvers
pour le cas de danger pendant leur départ
pour le yacht de sir Edgard, dans la baie de
Moda.
Avant de sortir sous l'escorte de Maxi–
moff, de quelques fonctionnaires et de sol–
dats, les Arméniens avaient décidé de tirer
sur Maximoff et les autres fonctionnaires,
s'il arrivait quelque attaque. Ils embras–
sèrent leurs camarades tombés sur le che–
min du dévouement et du patriotisme, et ils
se dirigèrent, à travers une double haie de
soldats, vers la mer, d'où ils furent trans–
portés au yacht destiné.
M . Maximoff avait promis de venir les voir
le lendemain soir, accompagné de ses col–
lègues.
Le lendemain, les magasins étaient fermés
encore. Ce jour, après midi, une bombe
éclata devant Galata Seraï en tuant et bles–
sant plusieurs soldats. Le vendredi, les mas–
sacres continuaient encore ; le Comité cen–
tral a envoyé une proclamation aux ambas–
sadeurs en leur demandant de faire cesser
immédiatement les massacres. Après deux
heures d'attente, on lança, àPé r a , quelques
bombes sur les soldats retournant du
Sélamlik.
Le samedi, les magasins furent ouverts
à moitié. Voilà encore des bombes qui
éclatent à Galata. La frayeur domine de nou–
veau.
Le dimanche, ce n'est qu'après midi qu'on
ose ouvrir les cafés, les jardins. A huit heures
et demie, le concert commence au jardin de
Tépé-Bachi. Soudain, une bombe vole du
haut d'une maison d'en face et vient tuer
deux haliés (espions), deux gendarmes et
blesse trois personnes. Et la terreur encore
saisit tout le monde.
Le lundi, c'était le jour de l'anniversaire
du Grand Assassin. Les ambassadeurs ont
refusé de faire l'illumination habituelle :
c'était une fête funèbre.
Le lendemain de l'attaque, les premiers
drogmans des ambassades de France et
d'Angleterre et M . Maximoff vinrent nous
voir.
Ils se mirent à reprocher aux révolution–
naires d'être la cause des massacres, bien
que, la veille, M . Maximoff les eût assurés
de la protection des ambassadeurs.
«
Vous avez commis une grande impru–
dence, dit le drogman anglais ; avec de tels
Fonds A.R.A.M