DOCUMENTS
L'Arménie avant les massacres
(
Suite)
En mars dernier, un ami alla de ma part
à Bitlis visiter les prisonniers politiques et
leur demander un rapport sur leur situation.
Quatre d'entre euxm'écrivirent une lettre
collective qui est un des documents les plus
impressifs que j'aie jamais lus. On n'en peut
décemment publier que les passages les
moins scabreux. La lettre est datée de la
«
prison de Bitlis, un enfer », le
28
mars
(9
avril)
1895
;
elle débute ainsi :
« 11
y a dans la prison de Bitlis sept cellules
qui peuvent contenir chacune de dix à douze
personnes. De fait elles en contiennent de
vingt à trente. Aucune mesure sanitaire n'est
prise. Les immondices, la vermine et la
saleté restent amoncelés dans la cellule.
L'eau est détestable. Les prisonniers sont
souvent contraints de boire le « khvlich »,
c'est-à-dire l'eau dans laquelle les Turcs ont
fait leurs ablutions... »
Suit la mention brève et saisissante des
traitements que subissent les compagnons
des auteurs de la lettre et auxquels plusieurs
ont succombé. Exemples :
Malkhas Adhadjanian et Sérop Malkhas-
sian, d'Avzout (Mouch), avaient perdu con–
naissance à force d'être battus, puis brûlés,
le premier à huit endroits, le second à douze,
avec un fer rouge. Hagop Séropian, du vil–
lage d'Avzout, avait été déshabillé, battu
jusqu'à ce qu'il se lût évanoui, puis avec une
courroie liée autour du cou, traîné jusque
dans le cabinet du zaptié, et là brûlé à seize
endroits de son corps avec une baguette
rougie au feu. Ils décrivent en outre d'autres
tortures auxquelles i l fut soumis : on lui
arracha les cheveux, on le força de rester
debout immobile sans manger ni boire jus–
qu'à extinction de ses forces; et d'autres
horreurs semblables pour lesquelles les lan–
gues européennes n'ont pas de mots et les
hommes civilisés pas d'oreilles. Puis plus
loin :
«
Sirko Minassian, Garabed Malkhassian
et Isro Ardvadzadaorian, du même village,
furent d'abord fouettés et forcés de se tenir
debout immobiles ; on leur versa ensuite sur
la tète un vase d'immondices. Korbi Mar-
doyan fut fouetté, puis on lui arracha les
cheveux et on le lit tenir debout immobile
pendant vingt-quatre heures. Enlin le lieute–
nant Hadji-Ali et le geôlier Abdul-Kadir lui
inlligèrent une torture spéciale, appelée le
«
Cheitantopi », ou anneau du diable, qui
mit lin à ses souffrances et à ses jours. Il
avait quarante-cinq ans. —Mékhitar Safo-
nian et Khatcho Baloyna de Kokarlou furent
traités de la mime manière. Mékhitar
avait quinze ans ; Khatcho seulement treize.
—
Sogho Charoyan d'Alvarindji fut amené
enchaîné à la prison deMouch. On le battit
cruellement et on le lit tenir debout sans
nourriture. Quand i l s'évanouissait, on le fai–
sait revenir à lui avec de l'eau froide et des
coups. On lui arracha les cheveux et on le
brûla au fer rouge. Le reste ne saurait être
raconté. Hambartzoum Boyadjian fut exposé
trois jours de suite à l'ardeur du soleil ; puis
on l'emmena avec ses compagnons à Sémal,
où ils furent fouettés et enfermés dans une
église. Non seulement on ne leur permit pas
de sortir pour leurs besoins naturels ; on les
força de souiller le baptistère et l'autel. » —
Chrétiens d'Europe et d'Amérique, où êtes-
vous?Un des quatre signataires est un ecclé–
siastique pieux et très considéré.
Je connais un grand nombre de personnes
qui ont été dans cette même prison. Les faits
qu'ils en racontent et dont ils ont été les
témoins crient vengeance. On aurait peine à
les croire, sans les cicatrices et les mutila–
tions que portent leurs corps torturés et dont
ils souflriront jusqu'à leur mort. Les tour–
ments et les supplices qu'ils ont subis sont
d'une extravagance telle que le récit vous
en fait dresser les cheveux sur la tête, et
qu'on croit entendre les divagations d'un
diable en démence. D'ailleurs i l y a là des
choses sur lesquelles i l est impossible de
s'étendre.
Après ce qui a été dit, on n'aura pas de
peine à comprendre qu'en Arménie tout peut
servir de prétexte pour envoyer un homme
en prison. Il suffit qu'il ait de l'argent, ou du
bétail, ou des céréales, ou des terres, qu'il
soit lemari d'une femme ou le père d'une
fille. Sans doute la conduite des Kurdes qui
envahissent les villages, profanent les mai–
sons, s'emparent des troupeaux, déshonorent
les femmes,'puis remontent à cheval et s'en
vont contents, comme s'ils avaient fait le
travail le plus honnête, cette conduite nous
révolte. Mais cette manière de faire est pure
charité, comparée aux procédés de l'admi–
nistration turque et aux horreurs des ca–
chots.
Quand un homme réduit à la pauvreté ou
même à la famine se trouve hors d'état de
payer des impôts arbitrairement réclamés, ou
qu'on déclare arriérés, ou quand il refuse de
donner sa vache ou son bœuf en pourboire
au zaptié, ou quand un homme prie seule–
ment le zaptié de respecter l'honneur de sa
femme ou de sa fille, on le jette en prison, et
il n'en sort pas sans en emporter les stigmates
indélébiles. En voici un exemple :
Un jeune homme du village d'Avzout
(
Mouch) alla travailler en Russie ; i l s'y
maria et y passa plusieurs années. A la fin
de
1892,
i l revint dans son village natal. La
police apprit le retour de cet Arménien qui
avait habité la Russie ; elle dépêcha quatre
hommes sous le commandement d'Isaag
Tchaouch, qui arrivèrent à Avzout deux
heures après le coucher du soleil. Trois d'en–
tre eux montèrent la garde et le chef entra
dans la maison du jeune homme. Peu après
on entendit des détonations, et on ne trouva
que les deux cadavres de l'Arménien et de
l'agent de police. Alors les magistrats de
Bitlis envoyèrent un colonel de zaptiés pour
faire justice de cet attentat. Voici comment :
Le colonel rassembla tous les hommes du
village, dont aucun ne s'était mêlé de cette
affaire, et il les mit en prison. Ses gens vio–
lèrent alors les filles et déshonorèrent les
jeunes femmes du village ; après quoi on
rendit la liberté aux prisonniers, à l'excep–
tion de vingt, qui furent envoyés aux prisons
de Bitlis. Quelques-uns d'entre eux y mouru–
rent et dix furent relâchés. Enfin on résolut
d'accuser du meurtre d'Isaag un jeune maître
d'école, appelé Markar, du village de Var-
ténis. Comme i l n'y avait aucune charge
contre lui, on tenta de forcer les autres pri–
sonniers à se faire ses accusateurs. On dit
souvent que les Arméniens sont des men–
teurs ; mais ils ne le sont pas au point de
faire condamner à la potence un innocent.
Ces prisonniers refusèrent de se rendre cou–
pables de parjure et demeurtre. On fit tout
pour les y contraindre : dépouillés de leurs
vêtements, ils furent brûlés au fer rouge ; ils
hurlaient de douleur; plusieurs nuits de suite
on leur ravit le sommeil, puis on les tortura
de nouveau jusqu'à ce que, fous de douleur,
ils promirent de jurer tout ce qu'on voudrait,
pour mettre un terme à leurs tourments. On
dressa un procès-verbal dans lequel ils dé–
claraient que Markar était dans le village
lors de la mort d'Isaag et qu'il l'avait tué
lui-même sous leurs yeux. Ils signèrent le
protocole au moment même où Markar était
torturé dans un autre quartier de la prison.
Au tribunal, quand on lut le procès-verbal,
les signataires se découvrirent et montrèrent
les traces de leurs brûlures et prirent Dieu à
témoin que la déclaration qu'on leur avait
arrachée par une inimaginable torture était
mensongère. De son côté, Markar ne cessa
d'affirmer que ce soir-là i l n'était pas au
village. Mais rien n'yfit.Markar a été pendu
l'année dernière, et les témoins ont été con–
damnés à diverses peines. Quelques-unes des
femmes du village sont mortes des suites du
traitement que les zaptiés leur ont fait subir,
et les geôliers se sont enrichis de l'argent
qu'ils ont extorqué aux prisonniers.
(
A suivre.)
E.-J.
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