du mufti, que les gens de Kolatschin
recevaient des armes de Serbie, si bien
que le paisible petit pays fut envahi
par les troupes et les Arnautes. Quoi–
qu'on n'ait trouvé aucune arme, cinq
Kolatschiniens ont été tués, un grand
nombre torturés et aujourd'hui le
pays est presque en t i è r emmen t dé –
serté.
Sous le même prétexte de chercher
des armes et des munitions, Djemal
bey et le mufti Moustapha accompa–
gnés d'un détachement de gendarme–
rie ont envahi le couvent historique
de Gratschanica. Les premières per–
quisitions ne donnè r en t aucun résul–
tat ; alors malgré les protestations de
l'higoumène, les gendarmes forcèrent
la vieille chapelle où se trouvent les
sépultures des rois serbes et voulurent
même pratiquer des fouilles sur l'autel.
C'est à grand peine qu'un conflit san–
glant fut alors évité ; mais i l est à
craindre que les agresseurs ne revien–
nent à la charge.
Par surcroît à la gare frontière de
Zibeftché, le commissaire turc a em–
pêché de passer le courrier serbe
porteur d e l à valise diplomatique pour
les consuls serbes de la Vieille-Serbie
et munie d'ailleurs d'un passeport en
règle du consulat turc de Belgrade.
Enfin i l faut ajouter aux arresta–
tions déjà annoncées celle de l'institu–
teur de Mitrowitza. On sait que le
grand crime des instituteurs serbes
est de posséder des livres, d'ailleurs
visés par la censure turque, et qui
contiennent des chants populaires rap–
pelant les souvenirs nationaux : après
bientôt six cents ans, la légende de la
bataille du « Champ des Merles », de
Douskan, de Marko Kralyevich et de
son coursier merveilleux Sharats, ne
saurait cependant pas faire courir un
grand danger à l'autorité hamidienne.
Au vrai, tous les motifs sont excel–
lents à qui a le ferme propos de mas–
sacrer et d'opprimer. Mais i l paraît
malheureusement que le gouverne–
ment austro-hongrois pratiquerait en
Vieille-Serbie une politique semblable
à celle du prince Lobanoff en Arménie
et qu'il ne serait pas affligé outre
mesure qu'Hamid eût fait là sa beso–
gne d'exterminateur, pour le jour rêvé
d'une occupation permanente par les
fonctionnaires et les soldats de Sa
Majesté Impériale et Royale. Par contre
la Russie se sent obligée de protéger
au moins en apparence sa clientèle
slave et voilà Hamid fort perplexe,
entre le désir du meurtre et la crainte
du Moscovite.
R.
DE TREBIZONDE ET
DE
D I A R B É K I R
L E T T R E D E T R K H I Z O N D E
T r é b i z o n d e ,
8
j u i n
1901.
Au printemps, les paysans s'en vont sur
les montagnes avec leurs animaux pour deux
mois et demi environ; i l n'y a que les vieilles
femmes qui les accompagnent, car les jeunes
femmes ont peur d'être enlevées.
Il y a dix jours, Ovaghian Krikor, de la
campagne de Djochara de Trébizonde, s'en
allait en pâturage avec sa femme ; chemin
faisant, i l arriva que la femme resta en ar–
rière, occupée à laver le linge de son bébé,
qu'elle avait dans ses bras; le mari rebrousse
chemin et attend sa femme. Une demi-heure
passe, personne n'arrive ; i l la cherche par–
tout, interroge les habitants, qui ne peuvent
donner aucun renseignement. Après avoir
erré sur les montagnes pendant cinq heures,
i l la trouve enfin et apprend que les brigands
turcs l'avaient enlevée, déshonorée et ensuite
relâchée.
Les paysans de la campagne de Sotoria à
Platana doivent trente livres au gouverne–
ment. Le sergent Abdurrahman arrive de
nuit à la campagne ; i l emporte tout ce qu'il
trouve, vaches, moutons, etc., pour les
vendre et toucher ainsi le montant de l'im–
pôt. Les paysans s'en vont en avertir le gou–
verneur et promettent d'acquitter les trente
livres, par paiement partiel, dans un mois, à
condition de reprendre leurs animaux. Le
gouverneur écrit à Abdurrahman ; les pay–
sans apprennent, à leur retour, que tout était
déjà vendu.
On avait perçu des paysans de Platana
l'impôt qui était à la charge de ceux qui
avaient émigré en Russie ; le montant de
l'impôt était de quatre mille piastres, payées
contre un reçu. Sur les supplications des pay–
sans, le Kaïmakam répond : « Je vais écrire
à Constantinople, que votre argent reste en
dépôt auprès de moi ; si l'on m'ordonne de
vous le rendre, je vous le rembourserai ».
Un voyageur venant de Paperte raconte ce
qui suit :
Le
2
mai, Vagharchag Melkissétian, un
enfant de quinze à dix-sept ans, alors qu'il
passait par un quartier turc, fut battu à
coups de canne par un cocher turc. Quand
l'enfant voulut se défendre, le cocher prit une
pierre et la lui lança à la tête ; l'enfant fut tué
net. Le Turc est emprisonné, mais d'autres
Turcs viennent témoigner que l'enfant passait
le long des remparts, et qu'une pierre déta–
chée de là l'avait tué.
Le nommé Agap Metzavorian, qui était ca–
fetier à la régie de tabac de notre lieu, fut
affreusement battu par des vagabonds turcs.
Le pauvre homme perd la raison quelques
jours après, par suite des coups reçus, et le
5
mai, dans la nuit, i l se jette à la mer ; on
a trouvé seulement ses habits au bord de la
mer ; on n'a pas encore trouvé son cadavre.
Le défunt laisse quatre petits orphelins, qui
comptaient sur le pain de leur père.
L E T T R E D E
D I A R R É K I R
10-23
avril
1901.
La haine et la jalousie séculaires qui
régnent parmi les tribus kurdes hamidiées de
Korakétchili et les tribus Milli et Chammar,
ont pris un caractère d'hostilité sauvage de–
puis l'événement bien connu des massacres
jusqu'aujourd'hui, et surtout depuis le Jour
de l'An, comme des bêtes, ayant soif de sang,
ils s'attaquent toujours mutuellement, et
travaillent à l'anéantissement l'une de
l'autre.
Le chef hamidié de la tribu Milli de Véran-
Chéhiri, Ibrahim pacha, après avoir dévasté
et pillé plus de deux cents campagnes de Su-
reg, d'Orfa, de K i k i , de Médiète, et après
avoir versé ainsi beaucoup de sang, a pillé
en même temps les campagnes environnantes
de Diarbékir, au nombre de cinquante à
soixante ; i l emporta des cent milliers de
moutons, de chèvres, de bœufs, de vaches, de
mulets, etc. ; i l arriva ensuite à la campagne
d'Ali-Pauvar, à une distance d'une demi-heure
de notre ville ; i l s'arrêta là, car s'il réussis–
sait aussi à dévaster et à ruiner cette cam–
pagne, i l pourrait venir sur Diai'békir ; il est
persuadé que lui seul est le Gouvernement et
le maître absolu et le sultan du vilayet de
Diarbékir.
D'un autre côté, i l est en lutte perpétuelle
contre la tribu hamidiée de Karakétchili, qui
se trouve à Orfa ; cet hiver, i l y pilla
nombre de campagnes et i l les incendia; i l
eut à lutter aussi contre la tribu de Pikiji,
dont i l tua le chef ainsi que le frère de ce
dernier; lui aussi perdit beaucoup des siens.
Il ruina et pilla complètement les campagnes
se trouvant aux alentours de Mardine, de
Midiyet et de Dirègue.
Aussi, la tribu hamidiée de Karakétchili, de
concert avec la tribu de Kikiji, écrit une
lettre à la tribu de Chammar, conçue en ces
termes : « Soyez vigilants, Ibrahim pacha,
après nous avoir causé beaucoup de préju–
dice, se propose de vous attaquer aussi subi–
tement ; nous sommes prêts à vous prêter
main-forte, et, prenant l'offensive, assié–
geons-le des quatre côtés, et tirons ainsi
notre vengeance. »
Le Kurde, porteur de cette lettre, est arrêté
en chemin, et après l'avoir tué, on porta la
lettre à Ibrahim pacha, qui, furieux, attaque
aussitôt une des tribus de Chammar ; i l pille
douze mille moutons, quinze cents chameaux,
des centaioes de tentes. Des deux côtés, i l y
eut des pertes importantes.
Fonds A.R.A.M