chaleur, également excessifs, de pau–
vres êtres très doux et très épouvan–
tés que la présence d'un gendarme
turc rassurait mal. L'escorte renvoyée,
ils reprirent un peu confiance et en–
tourèrent leur hôte qui visita l'église
et l'école, où les enfants conjuguaient
et déclinaient de leur mieux les mots
de leur langue, jalousement conservée,
si rudes d'abord aux oreilles euro–
péennes.
Seulement après le maigre repas du
soir, M . Hugo Grothe se hasarda à de–
mander si le village avait eu à souffrir
des massacres. Et le prêtre paysan aux
mains calleuses lui dit que les Lazes
avaient ravagé le village pendant trois
jours. « Je ne veux pas t'ennuyer,
ajouta-t-il, par la description de ce qui
arriva. Nous, Arméniens, nous souf–
frons depuis déjà mille ans et notre
Dieu veut peut-être que nous souffrions
toujours. » Mais i l se plaignait surtout
de la grande misère survenue après
l'émigration en Russie de ceux qui
étaient valides et qui ne pouvaient plus
ni rentrer chez eux, ni faire venir les
femmes et les enfants, condamné s
ainsi à mourir de faim.
De longtemps le voyageur allemand
n'a pu oublier les figures douloureuses
contemplées par lui ; i l avoue peu de
sympathie pour les Arméniens des
villes, pour les
sarafs,
avec qui on
s'obstine à identifier toute une race ;
mais ces habitants d'une pauvre terre
sur qui pèse une effroyable fatalité,
écrasés par la nature et par les hommes,
i l ne peut se défendre d'un sentiment
d'angoisse et de pitié quand leur
image se présente à sa mémo i r e .
Ce qu'a vu ce témoin peu suspect
près des ruines de Warsichan, i l l'au–
rait vu également en toute autre terre
a rmén i enne , heureux encore de n'avoir
pas assisté à des massacres.
Maintenant les tueries se renou–
vellent avec une persistance de mau–
vais augure. Pour Pertak, i l n'est plus
permis de douter que le village ait été
détruit par les Kurdes et le plus grand
nombre des habitants
massacrés.
Dans le Sassoun, les Kurdes Dibranlis
et Solakanlis, commandé s par l'officier
hami d i é Ibrahim bey, continuent leurs
exploits ; autour du monas t è r e de
Sourp-Garabed, ils ont pillé, razzié les
troupeaux et tué.
Enfin au commencement de j u i n ,
dans le Sandjak de Malatia, dans la
région tragique d'Eghin et d'Arabkir,
les Kurdes, commandé s par Mohamed
agha Bekir Zadé, ont attaqué le v i l –
lage d'Uelbisch où habitent soixante-
douze familles a rmén i ennes . Les pay–
sans se sont enfuis en partie jusqu'au
village de Kiferbir : mais quatre
hommes et une femme ont été tués
sur place, un grand nombre de per–
sonnes blessées et probablement un
jeune homme et plusieurs blessés cou–
pés en morceaux; après quoi le village
a été pillé et détruit.
Nous ne nous lasseronspas de dénon–
cer les crimes commis ainsi par l'ordre
de la Bête Rouge, parce qu'il ne faut pas
que ses complices européens, tsars,
empereurs, rois, présidents de répu–
blique, puissent plaider l'ignorance
comme en 1895-1896. E n tenant à
jour le registre des meurtres et des tue–
ries, nous empêchons au moins que
personne ose protester contre les re–
présailles, où la lâcheté de l'Europe
acculera un peuple désespéré.
Certes la parole du prêtre a rmén i en
à M . Hugo Grothe dénote une étrange
force de résignation passive et une
rare habitude de la souffrance. Mais
toute la race n'en est pas encore ve–
nue à cet abandon de so i -même , à
celte trop patiente acceptation du
mal.
Il ne faut pas compter que les Armé–
niens se laisseront égorger jusqu'au
dernier comme des moutons bien do–
ciles. Ils ont prouvé déjà, à Zeitoun et
ailleurs, qu'ils étaient capables de se
défendre.
L'heure est peut-être très proche
où les révolutionnaires a rmén i ens dé–
nonceront la trêve tacitement consen–
tie par eux, tant qu'ils ont pu croire
-
aux conseils pacifiques que leur don–
naient leurs meilleurs amis ; et ceux-là
même qui les dissuadèrent le plus de
la violence se feront scrupule à la
longue d'endormir indéfiniment leur
énergie.
PIERRE
QU I LLARD .
TARTUFFERIES HAMIDIENNES
Suivant les nouvelles de Constanti–
nople, au cours de la dernière audience
qu'il a accordée r écemmen t à l'ambas–
sadeur de Russie, Ab d - u l - Ham i d ,
r épondan t aux représentations de
M . Zinowieff visant l'anarchie admi–
nistrative qui règne en Macédoine, a
essayé de dégager sa propre responsa–
bilité en accusant les valis de ne pas
exécuter ses ordres.
De quelle façon le diplomate russe
accueillit les paroles que laissèrent
tomber ces lèvres augustes, nous ne
pouvons le savoir ; mais j'imagine qu'il
les eût jugées simplement maladroites
si par dessus le ma r ché elles n'étaient
impudentes.
Sans parler en effet de ce qu'il y a
d'humiliant pour un chef d'État à faire
un tel aveu, et à supposer que l'excuse
fût sincère et que les valis n'obéissent
réellement . pas aux ordres de leur
triste maître, on serait, ce me semble,
en droit de dire à ce dernier que n ' é –
tant bon à rien, pas même à faire
exécuter sa volonté par les fonction–
naires qu'il choisit pour l'administra–
tion des provinces, i l serait bien inspiré
en laissant à un autre le soin de s'oc–
cuper des affaires de l'État.
Hamid n'a peut-être pas pensé à une
objection de ce genre qu'appelait pour–
tant sa réponse, qui, par elle-même,
suffit du reste à ternir la réputation de
diplomate que sa ruse lui a value. Mais
une telle déclaration d'impuissance
n'a pas seulement l'inconvénient d'ac–
cuser une faiblesse coupable ou une
impardonnable maladresse. Elle est de
plus fort ma l honnê t e , n'étant qu'un
de ces mensonges grossiers dont l ' im–
périal comédien est coutumier et qui
consistent pour lui à dénaturer toujours
la vérité, en se déchargeant sur les
ministres, ou sur les autres instruments
de ses crimes de la responsabilité qui
pèse sur lui .
Parbleu ! Ne sont-ils pas là pour cela
ces bons ministres, ces dociles gou–
verneurs prêts à servir de boucs émis–
saires chaque fois que le maître veut
se blanchir de quelque accusation ?
Fonds A.R.A.M