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L'Arménie avant les massacres
(
Suite)
Un Arménien de Patnotz, nommé Hatcho,
s'étant refusé à payer une somme exigée de
lui, sa femme et ses deux enfants furent tués.
Pendant tout ce temps, le noble Houssein
remplissait les fonctions de moudir ou sous-
préfet du gouvernement impérial turc. Un
jour i l enleva mille moutons et sept paires de
bœufs de Patnotz et de Kizilkoh et les vendit
à un marchand à Erzeroum. Puis i l s'empara
d'un beau cheval qui appartenait à un Armé–
nien nommé Manok et en lit cadeau au fils
d'un juge d'Erzeroum. Une nuit, à la fin de
février
1891,
Houssein, son neveu et d'autres
pénétrèrent dans la maison d'un Arménien
appelé Gaspard, afin d'enlever la belle-illle
de cet homme. Les habitants de la maison
ayant appelé au secours, Houssein dirigea
son revolver sur cette belle jeune femme et
la tua. Une requête fut alors remise au vali
d'Erzeroum, réclamant le châtiment de Hous–
sein. Mais le vali refusa de recevoir la péti–
tion, et Houssein, ayant été mandé à Cons–
tantinople, y fut solennellement accueilli,
décoré par Sa Majesté, élevé au rang de pa–
cha et au grade de brigadier-général. Lors de
l'envoi des troupes à Mouch et à Sassoun
l'année dernière, Houssein fut un des « hé–
ros », et lorsque « le calme eut été rétabli »,
il re\int ramenant avec lui plusieurs jeunes
filles de Sassoun, qu'il avait enlevées, et
maintenant il vit heureux et considéré.
Il existe sans doute des tâches que l'on
peut confier à un personnage du calibre du
brigadier-général Houssein-Pacha. Mais celle
de gouverner une population chrétienne est-
elle du nombre? Et si même nous consentons
à admettre que le vali d'Erzeroum et les au–
tres fonctionnaires étaient moralement supé–
rieurs à Houssein, que valait leur honorabi–
lité, que valaient leurs beaux et nobles prin–
cipes s'ils laissaient un pareil brigand piller,
incendier et tuer impunément? Et que peut
signilier un blâme à son adresse pour avoir
accompli des actes qui lui valent en dernière
instance des honneurs et de l'avancement de
la part de l'autorité judiciaire suprême?
Tous les fonctionnaires ne possèdent pas
l'élégante désinvolture et la bravoure de Son
Excellence Houssein-Pacha. Il en est qui,
quelles que soient d'ailleurs leurs inclina–
tions, se sentent tenus par leur position offi–
cielle de chercher du moins des prétextes
pour légitimer leurs singulières méthodes en
matière de justice. Les insanités qu'ils com–
mettent dans ces circonstances paraîtraient
incroyables si elles n'étaient authentiquement
attestées. Le fait suivant a été examiné et
contrôlé par les représentants des puissances
étrangères. Au printemps de
1893,
Hassib
pacha, gouverneur de Mouch, crut avoir be–
soin de quelques indices prouvant que les
Arméniens d'Avzout et des villages voisins
étaient mécontents. A cet effet i l envoya le
capitaine de police Réchid effendi faire des
perquisitions et chercher des armes. Réchid
partit, fouilla soigneusement, dans les mai–
sons, sur les toits, sous le sol, et ne
trouva rien! Impossible de découvrir la
moindre arme à feu ! Il revint et fit son rap–
port, affirmant que ces gens observaient reli–
gieusement la loi qui leur défend de posséder
des armes quelles qu'elles soient. Hassib
pacha irrité l'apostropha rudement : « Com–
ment oses-tu venir me faire un rapport men–
songer? Retourne immédiatement et arrange-
toi pour trouver ces armes à feu. Ne t'avise
pas de revenir sans me les rapporter. » L'of–
ficier se rendit de nouveau sur les lieux, ex–
plora tous les coins et recoins, et ne trouva
rien. Alors i l fit venir devant lui le cheikh
(
ancien) du village et lui dit : « On m'envoie
ici pour trouver les armes à feu que vous
avez cachées. Dis-moi où elles sont. » —
«
Nous n'en avons point. » — « Il faut que
vous en ayez. » —« Je t'assure que tu te
trompes. » —« Eh bien écoute : i l faut que
je trouve des armes ici, qu'il y en ait ou qu'il
y en ait pas. Je ne puis revenir sans cela.
Donc, si vous ne me procurez pas des armes,
je me verrai forcer de prendre mes quartiers
chez-vous avec mes gens. » Le cheikh fut
embarrassé, car autant eût valu dire : « Vous
allez être pillés de fond en comble.» — « Que
faut-il faire, demanda-t-il, nous n'avons point
d'armes? » — « Procurez-vous-en, volez-en,
achetez-en, faites ce que vous voudrez, i l me
les faut. » Alors on envoya deux ou trois
hommes au village kurde le plus proche, là
ils achetèrent trois chars pleins de vieux poi–
gnards, d'épées rouillées et de fusils à pierre,
et les livrèrent docilement à Réchid. Celui-ci
triomphant retourna auprès du gouverneur
de Mouch. Lorsque Hassib pacha vit les ar–
mes, i l fut enchanté et dit à Réchid : « Tu
vois bien que j'avais raison. Je t'avais bien
dit qu'il y avait des armes cachées là-bas.
Tu n'as pas assez soigneusement cherché au
début. Tâche de mieux t'y prendre une autre
fois. »
Verto Popakhian, habitant du village de
Khalil Tcpaouch, a raconté l'histoire sui–
vante, qui jette un jour singulier sur la jus–
tice turque et sur la situation des Armé–
niens.
«
Un Kurde nommé Djoundi essaya d'en–
lever ma nièce Nazo, mais nous réussîmes
à la mener à Erzeroum et à la marier à un
Arménien. Souvent nous sommes forcés de
marier nos filles quand elles sont encore des
enfants de onze ou douze ans, ou bien de
les déguiser en garçons, pour les protéger
contre les ravisseurs. Le mari de Nazo était
le fils du prêtre de Hertéo. Les Kurdes ju–
rèrent de se venger, parce que nous avions
déjoué leurs desseins. Djoundi battit si
cruellement mon frère que celui-ci en fut
presque six mois malade. Puis les Kurdes
emmenèrent mon bétail, brûlèrent mon blé
et mon foin, et nous ruinèrent à fond. La
jeune femme étant une fois venue chez nous
en visite, les Kurdes envahirent notre mai
son et enlevèrent ma nièce. Nous allâmes
nous plaindre à l'autorité locale, puis à Erze–
roum. Mais onfittraîner l'affaire en longueur
si bien que lorsque enfin Nazo fut citée pour
comparaître en justice, elle était devenue
mère d'un enfant dont Djoundi était le père,
et elle avait honte de rentrer dans sa famille.
Elle resta donc musulmane. Alors nous fîmes
emplette d'un fusil pour nous défendre, car
la loi interdisant le port des armes à feu
n'était pas encore en vigueur. En
1893
nous
vendîmes le fusil à un Kurde, nommé Hadji
Daho. L'année suivante, la police vint et ré–
clama le fusil. Nous dîmes que nous l'avions
vendu, et l'acheteur kurde confirma notre
dire ; il produisit même l'arme. Mais on n'em–
prisonna pas moins mon frère, et l'on nous
força de vendre nos deux bœufs pour acheter
deux fusils, qu'on nous confisqua aussitôt
et qu'on emporta comme preuve de notre
culpabilité ! On nous jeta dans la prison
d'Erzeroum,oùnous fûmes longtemps retenus
et accablés de mauvais traitements. Puis on
m'offrit la liberté en échange d'une forte ran–
çon. C'était me réduire à la mendicité. Mais
que faire ? Je n'avais pas le choix. Je leur
donnai tout ce qu'ils me demandaient, tout
ce que je possédais, si bien que moi et ma
famille, qui se composait de dix-neuf per–
sonnes, nous nous trouvâmes absolument
dénués de tout. Et alors on me condamna à
cinq ans de prison. »
De quoi qu'il s'agisse, on refuse systémati–
quement l'appui aux Arméniens. Quand un
Arménien a la hardiesse de porter plainte
contre un Kurde ou un Turc, aussitôt i l se
voit traité lui-même comme accusé ou crimi-
minel, le plus souvent comme l'un et l'autre,
c'est-à-dire qu'il est immédiatement incar–
céré. En pareil cas, la prison n'est pour lui
qu'un acheminement à la plus complète mi–
sère, parce qu'il n'a pas d'autre perspective
d'être relâché qu'après avoir été dépouillé
de tous ses biens. On ne peut d'ailleurs se
faire une juste idée de ces prisons, où se re–
trouvent toutes les horreurs des chambres
ardentes de jadis, des tavernes d'opium, des
lazarets de cholériques, ou des derniers re–
coins de l'enfer de Dante. La saleté, la puan–
teur, les maladies, les laideurs physiques,
les maux de toute espèce, voilà pour le
dehors. Quant au moral, c'est un ramassis
d'êtres misérables, les uns plongés dans un
désespoir absolu, les autres animés d'un
méchanceté diabolique, réjouis par le spec–
tacle de la souffrance, adonnés sans honte
aux vices les plus dégoûtants, dans un état
de complète insanité ; leur figure humaine
semble être la personnification du blasphème.
Ces antres affreux retentissent sans cesse
d'un vacarme fait de cris de malheureux
qu'on torture, et du rire bestial d'une diabo–
lique sensualité. Des chansons obscènes ac–
compagnent les sanglots déchirants des dé–
sespérés, tandis qu'expirent là des êtres hé–
bétés sur lesquels ne coulent point d'autres
larmes que l'eau puante qui dégoutte des
parois humides,imprégnées d'odeurs infectes,
de contagions affreuses, et suintant la mort.
La prison turque est un enfer.
(
A suivre.)
E.-J.
D I L L O N .
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