nous à dénoncer Abdul-Hamid, « le
Grand assassin » ? Par quels moyens
fit-on taire les autres? Il ne fallut pas
moins de deux années pour que le
parlement s'émut à son tour, et pour
quel résultat ? L a Chambre aurait pu
s'honorer par un vote de réprobation.
L'audace fut jugée trop grande. Il est
heureux qu'Hanotaux, flagorneur du
«
Sultan rouge », n'ait pas exigé des fé–
licitations du parlement pour les mas–
sacres d'Arménie.
A u moins avait-on j usqu ' à présent
sauvegardé les apparences. M . Descha-
nel a changé tout cela. Président de la
Chambre, i l est allé promener sa pompe
aux rives du Bosphore en compagnie
d'un amiral fameux pour avoir déserté
les champs de bataille pendant la guerre
franco-allemande. Cette leçon de pa–
triotisme à l'usage des peuples de
l'Orient était digne du petit arriviste
prudentissime. La visite aux élèves des
congrégations était naturellement i n –
scrite au programme de la fête, ainsi
que l'hommage au Sultan. Je trouve
dans le
Stamboul
du 15 septembre un
récit funambulesque des allocutions
échangées entre M . Pau l Deschanel et
un élève des bons Pères à l'école Saint-
Benoît. Il paraît que M . Leygues a eu
l'idée incongrue d'assimiler le certi–
ficat des Pères de Saint-Benoît à notre
baccalauréat pour l'entrée de nos
grandes écoles. Je ne lui en fais pas mon
compliment. Le jeune élève congréga-
niste a chargé M . Deschanel de toutes
les congratulations pour ce digne re–
présentant de la laïcité enseignante.
Je ne puis résister au plaisir de citer
la fin du morceau :
Nous vous paierons, Monsieur le Prési–
dent, pour l'honneur inespéré que vous
faites à notre collège. Vo i c i comment :
Subjugués par la puissance de vos quali–
tés et l'éminence des services rendus,
beaucoup vous exaltent et vous portent
aux nues. Nous ferons plus à Saint-Be–
noît, nos chers cadets feront de même à
Sainte-Pulchérie.Nous vous porterons plus
haut que les nues en vous assurant par
saint Vincent de Paul, le grand F r anç a i s ,
une petite p r i è r e qui vous porte à D i e u et
vous garde longtemps à la chère France
qui compte sur vous.
Tel est le style de nos « bacheliers »
d'Occident. Il est vrai que l'académicien
d'Orient ne s'est pas mon t r é sensible–
ment supérieur. Voyez plutôt :
Ou i , je le sais, a dit M . Paul Deschanel,
les fils de saint Vincent de Paul, ce grand
F r anç a i s , travaillent i c i depuis un siècle
et plus à faire œuv r e de civilisation. Q i r
parler, apprendre à parler notre langue
si pleine de souvenirs d'union fraternelle,
c'est vraiment civiliser. Je n'en veux pour
témoin que cette adresse où
je cois à un
égal degré le niveau intellectuel, patrio–
tique
et
moral.
Intellectuel,
parce que — je le vois —
les moindres délicatesses de la langue ap–
prise vous sont familières.
Patriotique,
parce que vos efforts ré–
pondent à nos espérances. (Et, au milieu
des ovations, M . Deschanel a rappelé la
part qu'il avait jadis prise lui-même aux
débats parlementaires sur les écoles d'O–
rient.)
Niveau
moral
enfin, parce que quinze
nations différentes se trouvent à l'aise
sous notre drapeau.
Dois-je dire que M . Deschanel a mis
le comble à ses bienfaits en promettant
aux élèves de Saint-Benoît de leur en–
voyer ses œuvr es . Heureux Levantins
qui connaîtront ce que la France
ignore ! Ainsi i l leur sera donné de
«
voir à un égal degré tous les n i –
veaux » de M . Deschanel.
Sur la visite au Sultan, la discrétiondu
Stamboul
est plus grande. Nous savons
seulement que M . Deschanel a reçu le
grand cordon de
YOsmanié
avec plaque
en brillants. On parle aussi d'un cadeau
de tapis. M . Deschanel avait bien ga–
gné ces présents. Il paraît, en effet,
que, dans une phrase amphigourique
omise par le
Stamboul,
notre
«
républicain français » avait chaude–
ment engagé les élèves des Lazaristes
à vénérer et à aimer « l'auguste souve–
rain, ami de l'instruction publique »,
sous lequel ils avaient le bonheur de
vivre.
S'il y avait des Arméniens dans
l'auditoire, ils auront pensé sûre–
ment que ce n'est pas trop de dia–
mants et de tapis pour payer à son
prix cet éloge. Ah ! si l'un d'eux avait
eu la parole, M . Deschanel aurait en–
tendu autre chose qu'un compliment
de curé. Quelles scènes de carnage au-
I raient-ils pu évoquer devant M . le pré–
sident pour justifier cet amour du Sul–
tan qu'osait recommander son impu–
dence. Le cimetière d'enfants d'Erze-
roum, l'église d'Orfa brûlée avec trois
mille créatures humaines — un
auto–
dafé
à rendre jalouse l'Église catho–
lique e l l e -même— et le même cordon
de
YOsmanié
avec la même plaque en
brillants sur la poitrine des assassins
à titre de r écompense . Pourquoi s'é–
tonner? N'est-ce pas l'enseignement
de la main sanglante dont la mu–
raille de Sainte-Sophie a gardé l'em–
preinte? Abd-ul-Hamid est dans la tra–
dition. Mahomet II eut l'excuse de la
guerre. C'est dans la paix qu'Abd-ul-
Hamid rougit sa main au sang des en–
fants égorgés. Une autre différence :
les chrétiens du quinzième siècle ne
se ruaient pas au baise-main de leur
massacreur. M . Pau l Deschanel,
exempt de préjugés, presse dévote–
ment la main sanglante sur son cœu r
et de la plaque d i aman t ée croit cacher
la tache rouge. C'est une vieille cou–
tume, dans un certain monde, de por–
ter son opprobre en décoration.
M . Deschanel, par sa grâce, rajeunit
toutes choses. La Chambre dira pro–
chainement s'il lui convient de pren–
dre sa part de cette honte.
G.
CLEMENCEAU .
Le Tsar et les Arméniens
Un voyageur anglais, M . Mark Sikes,
qui vient de publier, chez Bickaos,
sous ce titre :
A travers cinq provinces
turques,
le récit d'une rapide excur–
sion en Arménie, s'excuse de ne rien
dire de l'état de la population indigène
sous le prétexte que « sa haine et son
mépris » pour les Arméniens sont trop
intenses pour leur permettre de traiter
le sujet avec impartialité. Voilà un bel
aveu.
M . Mark Sikes est plus franc que
d'autres. E n dépit des événements de
ces dernières années, en dépit des
Livres Bleus
et
Jaunes,
et autres publi–
cations officielles qui ont enregistré le
martyrologe d'un peuple, i l est des
hommes civilisés qui affectent une
lïaine sans bornes des victimes! ----
Fonds A.R.A.M