toutes les économies possibles, ils n'arrivent
        
        
          pas à produire un gain suffisant et indispen–
        
        
          sable pour vivre, et par conséquent ils sont
        
        
          toujours en danger de faire faillite.
        
        
          Vous pouvez ajouter à ce lamentable état
        
        
          des choses, les sévérités du gouvernement
        
        
          commises impitoyablement pour la réception
        
        
          des impôts, malgré la triste situation des
        
        
          habitants ; le gouvernement, i l y a quelques
        
        
          mois, pour payer l'indemnité annuelle de la
        
        
          guerre de Russie, a perçu de la population
        
        
          plus que la moitié des impôts payables dans
        
        
          l'année suivante; riches et pauvres ont parti–
        
        
          cipé à ce payement indispensable ; les pau–
        
        
          vres paysans en vendant leurs marchandises
        
        
          ont payé les impôts sur les moutons sur la
        
        
          vie desquels on ne pouvait pas compter l'an–
        
        
          née suivante; mais ce n'est pas là encore
        
        
          tout ; les sévéï-ités pour la perception des im–
        
        
          pôts existent toujours et toujours: les arrié–
        
        
          rés des impôts militaires qu'il ne percevait
        
        
          pas, comme par grâce, après l'événement, Il
        
        
          les réclame, à ceux-là môme qui n'ont pas
        
        
          leurs moyens de vie et souvent entrant dans
        
        
          les maisons, où II emporte tout ce qu'on
        
        
          trouve, et après une vente à des prixescomp-
        
        
          tés, on fait payer les dettes ; l'autre jour, le
        
        
          percepteur d'impôt, avec des agents de police,
        
        
          s'introduisant dans la. maison d'un pauvre
        
        
          Arménien qui pouvait à peine gagner sa vie,
        
        
          prend toutes ses marchandises ; le malheu–
        
        
          reux, dans le souci de se voir privé de ses
        
        
          moyens d'existence, ne quitte pas sa maison
        
        
          pendant des journées et ne mange même
        
        
          pas ; ceux qui sont soumis à de semblables
        
        
          privations sont assez nombreux, et même le
        
        
          gouvernement a fait ce qui suit, comme une
        
        
          habileté turque : à minuit i l s'est introduit
        
        
          dans la maison, et a dérangé le sommeil du
        
        
          pauvre malheureux, son unique consolation,
        
        
          pour qu'il ne pût rien soustraire, même pas
        
        
          la marmite, le pot d'eau, le tapis, etc.
        
        
          Dans cette crise économique insupportable,
        
        
          beaucoup trouvent bienheureux tous ceux
        
        
          qui
        
        
          
            
              pendant l'événement sont morts;
            
          
        
        
          et en ef–
        
        
          fet, dans les tristes circonstances où l'on se
        
        
          trouve, et en prenant en considération la si–
        
        
          tuation imminente, comme l'épée de Damo-
        
        
          clès suspendue par dessus notre tête, on sent
        
        
          amèrement et on aperçoit cette réalité que ce
        
        
          pays est devenu pour nous une vaste prison,
        
        
          et la vie n'y est qu'un vrai tourment.
        
        
          Les auiorités locales du pays, avec leurs
        
        
          abus et leurs lâchetés, ne sont pas, non plus,
        
        
          un fléau petit et insignifiant. Quand on ob–
        
        
          serve de près la situation interne du gouver–
        
        
          nement, on s'aperçoit simplement que le
        
        
          groupe des fonctionnaires qui s'appellent
        
        
          gouvernement n'est autre chose qu'une bande
        
        
          de brigands et de parasites qui profitent de
        
        
          la situation qu'ifs occupent, et, écartant les
        
        
          sentiments d'honneur et de conscience, com–
        
        
          mettent toutes sortes d'abus et d'infamies en
        
        
          toute liberté, et surtout lorsque les membres
        
        
          de cette bande s'entendent mutuellement et
        
        
          se fient l'un à l'autre ; le fonctionnaire turc,
        
        
          une fois appelé à un poste, son grand espoir
        
        
          est de se faire graisser la patte ; ses appoin–
        
        
          tements, qui ne sont pas payés le plus sou–
        
        
          vent, n'ont pour lui qu'une importance secon–
        
        
          daire. Cela est toujours ainsi et presque
        
        
          partout, et voilà que grâce à nos fonction–
        
        
          naires lâches, à la situation détestable du
        
        
          gouvernement, nombre de protestations
        
        
          justes ne sont pas écoutées, et des causes et
        
        
          des droits justes sont méconnus tous les
        
        
          jours, car ceux qui protestent ne font pas
        
        
          sonner les pièces d'or pour faire entendre
        
        
          leur voix ou pour gagner leurs causes ; mal–
        
        
          heur à celui qui se montre disposé à gagner
        
        
          sa cause avec de l'argent, lui-même étant
        
        
          ignorant et ne se connaissant pas aux artifi–
        
        
          ces des fonctionnaires ; celui-là sera impi–
        
        
          toyablement dépouillé ; i l faut gagner le cœur
        
        
          de chaque fonctionnaire et contenter chacun.
        
        
          Aujourd'hui, Arméniens et Turcs, regardent
        
        
          avec mépris et terreur cette mauvaise et pi–
        
        
          toyable situation du gouvernement, et
        
        
          évitent de tomber pour une affaire quelcon–
        
        
          que dans les griffes de l'autorité ; quoique de
        
        
          temps en temps, soit directement, soit indi–
        
        
          rectement, des réclamations ou des protesta–
        
        
          tions soient adressées, c'est en vain, car
        
        
          dans ce pays i l n'y a pas l'habitude d'écouter
        
        
          la voix du peuple ; ici, le peuple est fait
        
        
          pour le gouvernement et non pas le gouver–
        
        
          nement pour le peuple.
        
        
          Les fonctionnaires du gouvernement local,
        
        
          tous presque sans exception, du plus grand
        
        
          jusqu'au dernier des zaptiés chacun à son
        
        
          tour commet toutes sortes de bassesses et
        
        
          d'abus; mais surtout sont fameux à cause de
        
        
          leurs infamies et leur avidité pour l'argent, le
        
        
          chef de municipalité de notre ville, qui hait
        
        
          les Arméniens et le commissaire au cœur
        
        
          lâche. Le chef de municipalité qui s'appelle
        
        
          Mahmoud bey est un homme avide et qui
        
        
          aime à se faire graisser la patte. Malgré la
        
        
          position et le grade de sa fonction, i l s'a–
        
        
          baisse et se lait graisser la patte pour un
        
        
          dindon ou pour une ou deux charges de
        
        
          paille, sans refuser en même temps les som–
        
        
          mes rondes qu'il arrive à obtenir avec habi–
        
        
          leté ; certes, quand le chef de municipalité
        
        
          est un homme si mesquin et aime tant à se
        
        
          faire graisser la patte, on peut comprendre à
        
        
          quel degré doivent être gâtés les fonction–
        
        
          naires qui l'entourent, et les comédies qu'ils
        
        
          peuvent jouer. Il y a six mois, le susdit chef
        
        
          de municipalité, Mahmoud, avait envoyé huit
        
        
          cents livres àMendouh pacha, ministre de l'in–
        
        
          térieur, pour qu'il le nommât gouverneur
        
        
          quelque part ; le jeu infâme que M . le chef
        
        
          de municipalité avait voulu jouer contre les
        
        
          Arméniens rencontra un insuccès, et sa nomi–
        
        
          nation au poste de gouverneur fut un peu re–
        
        
          tardée; i l fut, néanmoins, élevé au grade de
        
        
          pacha, i l y a deux mois.
        
        
          Le commissaire local est un homme extrê–
        
        
          mement infâme et avide ; son avidité attire
        
        
          l'attention de tout le peuple, soit arménien
        
        
          soit turc ; que de fois après s'être fait graisser
        
        
          la patte, i l a relâché des voleurs et des cou–
        
        
          pables connus ; et, journellement i l dépouille
        
        
          en toute liberté et avec lâcheté des pauvres
        
        
          diables qui sont tombés dans ses griffes ;
        
        
          n'importe quel coupable ou voleur, peut avec
        
        
          facilité et sans être condamné, s'échapper de
        
        
          ses mains, s'il possède des pièces d'or qui
        
        
          adoucissent l a conscience et aveugle les
        
        
          yeux ; ce fonctionnaire a des appointements
        
        
          de quatre livres, et i l est en fonction depuis
        
        
          quatre années, mais aujourd'hui, i l possède
        
        
          environ deux mille livres, alors qu'il ne pos–
        
        
          sédait rien à son arrivée. Il y a quelques
        
        
          mois ce commissaire aussi avait envoyé à
        
        
          un fonctionnaire important (le gouverneur
        
        
          de S...), une somme de trente livres pour
        
        
          qu'il le nommât commissaire en chef; un
        
        
          agent de police avait envoyé au même fonc–
        
        
          tionnaire une somme de dix livres pour qu'il
        
        
          le nommât commissaire. (Nous apprenons
        
        
          tout cela par des gens qui sont en intimité
        
        
          avec eux et sont au courant de tout). Les
        
        
          fonctionnaires qui sont autour du commis–
        
        
          saire aiment autant que lui à se faire graisser
        
        
          la patte et à commettre des abus, quoique
        
        
          n'ayant pas la même autorité et la même l i –
        
        
          berté ; mais déjà le commissaire écorche
        
        
          souvent sa proie par leur entremise, et i l est
        
        
          obligé de leur faire aussi une part du butin ;
        
        
          et si jamais ceux-ci ne sont pas contents de
        
        
          la part qui leur est faite, ou si en leur absence,
        
        
          ils sont privés de leur part, et ils en sont aver–
        
        
          tis plus tard, c'est alors qu'ils ont des dis–
        
        
          putes qui excitent le rire, et que nous avons
        
        
          eu l'occasion d'écouter quelquefois (car i l
        
        
          arrive qu'on nous fait jouer aussi le rôle d'ar–
        
        
          bitre, bon gré, malgré) et ensuite chacun mé–
        
        
          content va chercher une proie pour son
        
        
          compte. Souvent on visite les hôtels et on
        
        
          arrête les voyageurs et on les dépouille en
        
        
          disant à l'un : « Tu n'as pas de passe-port »,
        
        
          et à l'autre : « Tu es un homme suspect ».
        
        
          L'autre jour aussi, un agent de police mécon–
        
        
          tent d'être privé de sa part, s'en va chercher
        
        
          une proie pour son compte ; au marché, i l
        
        
          rencontre un petit groupe d'Arméniens ; les
        
        
          uns faisaient des achats devant une boutique,
        
        
          et les autres ayant ramassé une couverture
        
        
          de papier à cigarette jetée devant la boutique,
        
        
          regardaient l'image qui se trouvait dessus ;
        
        
          notre agent de police, le chasseur, porte son
        
        
          attention près d'eux, i l leur demande ce
        
        
          qu'ils observent ; l'Arménien lui montre l ' i –
        
        
          mage, mais l'agent appelant à part le naïf
        
        
          Arménien, lui demande d'où i l l'avait prise,
        
        
          etc. ; enfin, prétextant ceci cela, i l l'amène au
        
        
          bureau de l'administration d'où ses collègues
        
        
          étaient aussi absents; là, i l fait pleuvoir di–
        
        
          verses menaces sur la tète du pauvre diable
        
        
          et lui dit que cette image est prohibée depuis
        
        
          quinze années, que c'est une feuille révolu–
        
        
          tionnaire et dangereuse, etc. ; i l prend ensuite
        
        
          la plume et du papier pour donner à l'affaire
        
        
          un caractère officiel; i l emprisonne le pauvre
        
        
          Arménien naïf, ahuri. Peu après i l envoie un
        
        
          intermédiaire: celui-ci parle à la proie ahurie
        
        
          et lui conseille de payer un peu d'argent pour
        
        
          se faire relâcher avant l'arrivée du commis–
        
        
          saire, sinon on peut dresser des actes officiels
        
        
          et l'affaire prend un caractère grave ; l'agent
        
        
          de police, le chasseur, se hâtent beaucoup de
        
        
          terminer la chose avant que ses collègues
        
        
          arrivent, car i l faudrait leur faire aussi une
        
        
          part ; le pauvre prisonnier n'ayant pas d'ar–
        
        
          gent sur lui, on lait prévenir ses camarades
        
        
          qui étaient déjà venus le réclamer et l'atten–
        
        
          daient au dehors ; ceux-ci après maintes sup–
        
        
          plications, payent deuxmedjidiés et sauvent
        
        
          ainsi leur camarade qui était déjà emprisonné
        
        
          depuis huit heures ; le pauvre diable ne peut
        
        
          même pas gagner ces deux medjidiés dans
        
        
          un mois ; si je vous ai fait ce récit, c'était
        
        
          pour vous donner une idée de la situation;
        
        
          des faits de ce genre ont lieu journellement,
        
        
          Fonds A.R.A.M