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LA TURQUIE NOUVELLE ET
h'
ANCIEN
REGIME
Je suis doublement heureux de son retour en Turquie,
car son éloignement me permet d'encourir le reproche qu'il
m'a plus d'une fois adressé, de ne pas garder pour moi seul
mes impressions. Non, mon amitié n'est point aveugle. Je
puis d'ailleurs en appeler à tous les hommes de bonne foi,
qui ont eu quelques rapports avec lui, très certain qu'ils ne
me démentiront pas, si j'affirme, après l'avoir éprouvé, à
travers tant de vicissitudes, courageusement, héroïquement
supportées par le prince "Sabaheddine, qu ' i l n'y aura
jamais à redouter de faiblesses vulgaires d'un caractère
aussi solidement trempé, d'un homme de conscience si
droite, si élevée, que l'on peut bien dire de l u i , sans exa–
gération, qu'il est la personnification de la conscience.
S'il avait eu quelque ambition personnelle, je puis en
témoigner, i l eût pu la satisfaire ; on l ' y poussait, on l ' y
forçait presque. Mais ceux qui pourraient aujourd'hui
prendre ombrage de sa légitime popularité peuvent être bien
tranquilles. Son désintéressement du pouvoir est absolu ; i l
ne connaît d'autre ambition que la plus noble, celle de faire
le bien, à son rang, à sa place, sous les institutions actuelles.
Les hommes d'une haute intelligence sont rares partout ;
les hommes d'une haute valeur morale sont plus rares
encore : le prince Sabaheddine possède ces deux très rares
qualités, et je suis certain que la Turquie, si Dieu le l u i
conserve, en pourra tirer le plus grand profit }.
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II n'a jamais eu de sa haute lignée, des trente-quatre empereurs
dont le sang coule dans ses veines, d'autre sentiment que celui des
devoirs que sa naissance lui impose ; s'il n'écoutait que ses goûts, il
préférerait, assurément, continuer ses chères études. Quand il
s'exila, à 21 ans, il parlait déjà l'arabe, le persan, comme le français,
qu'il parle comme un Parisien ; on le considère comme un des premiers
orateurs turcs, depuis les conférences qu'il vient de faire à Péra, à
Bebek, à Smyrne, en Macédoine ; l'histoire et la littérature française
et étrangère lui sont familières ; à vingt ans, il traduisit en turc,
Jocelyn
de Lamartine ; il a tenu à étudier de bonne heure les divers
systèmes philosophiques, politiques, économiques et il n'est pas
plus étranger aux livres de Haeckel et Buchner qu'à ceux de Fouillée,
Fonds A.R.A.M