L A T U R Q U I E N O U V E L L E E T L ' A N C I E N RÉGIME
75
car elles sont bien rares ! — Mais je crus comprendre, en
même temps, que ce peuple, venu pour le saluer et l'acclamer,
attendait de lui, tout de suite, sans se rendre compte des
impossibilités, non seulement de bonnes paroles, mais de
grandes choses. Or, je n'ignorais pas que plusieurs membres
du Comité
Union Progrès,
et non des moindres, ne voyaient
ces manifestations qu'avec dépit, qu'ils avaient essayé par
tous les moyens de les prévenir, de les empêcher, qu'ils
ne s'étaient résignés à s'y associer, ou, plutôt, à sembler s'y
associer, que quand ils eurent acquis la conviction que
toute tentative pour en atténuer l'effet serait vaine et dan–
gereuse pour le souci de leur propre popularité. I l était, dès
lors, évident que l'on s'opposerait à toute action person–
nelle du prince et de ses amis et qu'on tirerait ensuite
argument de cette inaction qu'on avait rendue fatale. I l
était aisé de le comprendre, aux premiers contacts.
Et pourtant mon imagination n'aurait pas pu aller
jusqu'à soupçonner alors à quel degré de violences, et j'ose
dire d'ingratitude, certain groupe puissant ne craindrait
pas de s'abaisser, dans sa guerreimpla cable contre ce petit-
fils des sultans, qui n'avait jamais commis d'autre faute que
d'adorer sa patrie et de souffrir volontairement pour elle ; qui,
ce jour-là, ne pouvait même pas laisser son cœur se dilater
dans la joie du retour, car i l ne pouvait oublier qu'il rame–
nait avec lui les cendres de son noble père, mort attristé
sur la terre d'exil, sans avoir vu, comme lui, l'aube de la
Liberté, pour laquelle ils s'étaient sacrifiés l'un et l'autre.
Oui, jamais manifestation plus grandiose, plus spontanée
ne fut hommage plus justifié, car on voudra bien croire
celui qui, depuis le premier jour de l'arrivée du prince en
Europe, ne l'a, pour ainsi dire, pas quitté un instant et qui
fut le témoin et le confident de sa vie la plus intime, jamais,
de 1899 à 1908, le prince Sabaheddine n'a passé, pour ainsi
dire, un seul moment, sans se préoccuper du salut et de
l'avenir de sa patrie.
Fonds A.R.A.M