KHATCHATOUR
ABOVIAN
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des croyants féroces qui y priaient, au lieu de louer le Seigneur,
semblaient prier le ciel de faire tomber encore une fois le feu
de Sodome, pour incendier les montagnes et les plaines. Lors–
que le mollah qui priait jour et nuit pour la destruction du
christianisme et des Arméniens montait au minaret pour chan–
ter
l'ézan
et appeler les croyants à la prière, lorsqu'il mettait la
main à l'oreille et criait, on aurait dit le cor du diable qui souf–
flait pour inviter les Arméniens à pleurer leur malheur, car
maintes fois il arrivait qu'un pauvre paysan arménien se ren–
dant à cette heure au bazar pour y faire son petit commerce et
gagner du pain pour ses enfants était attrapé et cruellement
battu, rien que pour avoir par mégarde touché les vêtements
d'un Musulman. On était saisi d'épouvante, on voulait se cacher,
éviter le malheur, comme si un feu céleste eût menacé de tom–
ber sur le monde. Le cor du jugement dernier sera bien moins
effrayant à entendre, car en ce moment il y aura encore l'es–
poir en la miséricorde de Dieu ; mais en cette heure funeste du
soir, on n'était pas sûr de revoir la clarté du matin, et à l'arri–
vée du matin on ne savait pas si l'on pourrait le soir fermer
les yeux en toute tranquillité.
La forteresse d'Erevan ! que mes yeux soient arrachés ! de
combien d'Arméniens n'a-t-elle pas mangé la chair ! que de
gens innocents, après des souffrances, des tortures, un martyre
de plusieurs années, après avoir subi les supplices du feu, du
cercle de fer chauffé à blanc, du maillet et des tuiles ardentes,
ont trouvé la mort par un coup de canon qui les a mis en pièces,
ou bien ont expiré sur le gibet en mordant leur propre chair,
tordus, les yeux sortant des orbites ! Que de beaux jeunes
hommes, enfants uniques de toute une famille, seule consola–
tion d'une pauvre maison, maîtres et protecteurs d'une dizaine
de personnes, ont été dans la fleur de l'âge écorchés vivant ou
bien ont eu la tête tranchée par l'épée, pour aller au ciel jouir
de leur jeunesse, afin que la terre, assoiffée de leur sang, s'en
abreuvât et se rassasiât !
(
Archag
Tchobanian.)
Fonds A.R.A.M