162
POESIE
ARMENIENNE
sa place. Et le Zanghi, affolé, enragé, sans sommeil, sans repos,
bat toujours la poitrine découverte, frappe le cœur mauvais de
la forteresse avec le sabre sans tranchant de ses flots dégainés,
avec le marteau de ses pierres charriées ; et voyant qu'il ne
réussit jamais à lui arracher le poumon, à accomplir la ven–
geance, à la détruire, il s'en va grondant, se plaignant, se la–
mentant, puis adoucissant sa voix peu à peu, il se glisse, muet,
au sein de Zanghibazar, il se disperse, triste et découragé, il
s'éparpille, et répand mille bienfaits, mille bénédictions, puis
s'égare, se perd, et ne peut même aller donner quelques nou–
velles à sa charmante sœur l'Araxe, car les malheureux habi–
tants d'Erevan, qui l'aiment d'amour, le prennent dans son che–
min, l'embrassent avec tendresse, l'emmènent chez eux, pour
qu'il rafraîchisse leurs cœurs brûlés avec son eau douce
comme le lait, pour qu'ils y lavent leurs sueurs et qu'ils vivent
par les fruits que son onde fait pousser.
...
La forterresse d'Erevan ! Lorsqu'à l'arrivée du matin sa
face hideuse se découvrait, il nous semblait voir l'enfer ouvrir
sa gueule, grincer des dents, souffler, en bavant, son haleine
empoisonnée, pour digérer les âmes innocentes que ses entrailles
fétides ont englouties, et pour allonger encore ses griffes, attra–
per de nouvelles victimes et les dévorer sans mâcher, les enfon–
cer dans son ventre avide. Au coucher du soleil, on aurait dit
que les fils de Satan, ses soldats et ses généraux y dansaient
une ronde infernale, et, debout au sommet des tours, piétinant
ici une tête coupée, dépeçant là un corps sans tête, crachaient
dessus, battaient des mains, riaient, s'esclaffaient, culbutaient
un cadavre d'un coup d'épée et de lance, puis le jetaient en bas.
A midi, on l'aurait dit une montagne de feu, le ventre et la poi–
trine emplis de soufre et de flammes, fumante, embrasée,
comme si elle allait éclater soudain en craquant, et dévorer tout
ce qui se trouve à ses pieds ; chaque tour, chaque muraille, bon–
dées d'ossements, de cadavres, ou bien de prisonniers innocents,
grasses comme des truies, le ventre enflé, paraissaient sur le
point d'éclater en mille fragments. Les dômes dorés des mos–
quées, rayonnants sous le soleil, gonflés par l'âme méchante
Fonds A.R.A.M