KHATCHATOUR
ABOVIAN
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PLAIES DE L'ARMENIE
(
Fragments)
LA FORTERESSE D'EREVAN
Dressant sa tête au sommet d'une montagne rocheuse, la
forteresse d'Erevan, millénaire, décrépite, regarde, impassible,
comme un démon à mille têtes ; entourée de fossés, munie de
tours, hérissée de créneaux, fortifiée d'une double enceinte de
tnurailes épaisses, un pied à Konde, l'autre à Démirboulagh,
une bouche béante vers le nord, l'autre vers le sud, élevant au
ciel son front desséché, étalant sur le sol ses larges pans, sa
face impudente fardée de badigeon, ses mille yeux de fenêtres
dardés sur les alentours, enserrant entre ses deux griffes la
noire et effrayante valée du Zanghi, la chauve, muette et an–
thropophage forteresse cache son visage jauni à ceux qui l'aper–
çoivent de loin, a l'air de baisser ses yeux avides pour mieux
tromper le naïf passant, pour l'attirer plus aisément dans son
sein et le dévorer soudain, sourdement.
Est-ce le rusé et perfide Persan qui l'a construite ou le Turc
féroce qui l'a bâtie? nul document ne le précise. Son histoire
se perd dans la nuit ; on ne sait rien d'exact à son sujet ; pen–
dant les siècles, intrépide, hautaine, elle a conservé son inso–
lente et puissante face de fauve, et les balles et boulets qui ont
battu son dos brutal, sa face hypocrite et sa tête chenue, n'ont
jamais réussi à l'ébranler ; ses bras mutilés ont de nouveau
poussé, ses os broyés se sont affermis de nouveau, elle a relevé
la tête, elle est ressuscitée, elle a redressé l'échiné, elle s'est
recampée sur ses pieds, elle a élargi et gonflé ses épaules, elle
a repris sa physionomie de menace et de colère, et riant, cla–
quant des mains, se moquant de la faiblesse, de la petitesse et
de la folle audace de ceux qui avaient frappé sa tête et joué
avec son ombre, elle a levé son doigt obstiné, et, enfonçant ses
pieds brisés dans la bouche du Zanghi, elle est restée assise à
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Fonds A.R.A.M