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L A M O R T D E
S T A M B O U L
vêtir cette multitude de fuyards. Puis, la guerre
s'établissant dans l'île entre les musulmans du
rivage et les chrétiens des monts, si la Grèce envoie
du secours en armes ou en munitions, en provisions
seulement pour les enfants et les femmes, l'ultima–
tum arrive de Constantinople et, de l'Europe, l'aver–
tissement ou la menace.
Nous pouvons imaginer, nous autres Français, ce
qu'aurait été notre vie nationale, si, depuis quarante
ans, l'Alsace avait essayé à quatre reprises de
chasser le conqué r an t et si, à quatre reprises, elle
avait été abattue moins par la force du vainqueur
que par la défection des sauveurs attendus.
Dès 1866, le prince Gortschakof, ministre du Tsar,
disait à l'ambassadeur du Sultan : « L'île de Crète
est perdue pour vous : après six mois d'une lutte
aussi acharnée, toute conciliation n'est plus pos–
sible. En admettant même que vous parveniez à y
rétablir pour quelque temps l'autorité du Sultan, ce
ne serait que sur un tas de ruines et un monceau de
cadavres. Tacite a dit depuis longtemps ce qu'il y a
de précaire dans ce règne du silence qui succède à
la dévastation :
solitudinem faciunt, pacem appellant.
Cédez aux Grecs cette île que vous ne saurez con–
server et que, d'ailleurs, vous n'avez pas hésité à
donner dans le temps au pacha d'Egypte. Prenez ce
parti sans tergiverser, car chaque goutte de sang
creuse un abîme qu'il sera impossible de combler
plus tard... »
En 1868, après deux ans de cette « lutte acharnée »,
sur « un tas de ruines et un monceau de cadavres »,
la Crète restait turque : Grecs et Crétois devaient
se contenter pour l'île de quelques privilèges. Un
Fonds A.R.A.M