L'interrogatoire
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L'accusé:
C'était de très braves gens, ces Kurdes: ils me conseillèrent d'aller
en Perse. Je reçus de vieux habits kurdes et brûlai les vêtements que
je portais. Ils étaient tout tachés de sang.
Le président:
Mais vous n'aviez pas de ressources, de quoi viviez-vous donc?
L'accusé:
De pain d'orge.
Le président:
Combien de temps a-t-il fallu pour que vos blessures se cica–
trisent ?
L'accusé:
De trois à quatre semaines.
Le président:
Où avez-vous trouvé ensuite le gîte et le couvert pour un-temps
plus long?
L'accusé:
D'abord, chez les Kurdes.
Le président:
Pendant combien de temps? Les massacres avaient eu lieu en
juin 1915.
L'accusé:
Je restai pendant près de deux mois chez les Kurdes à Dersim. Deux
autres compatriotes s'étaient joints à moi et m'avaient appris qu'un
massacre général avait eu lieu à Kharpout. Nous partîmes tous trois
à travers les montagnes et les villages ; pendant bon nombre de jours
nous ne nous nourrîmes que d'herbe. L'un de mes compagnons
mourut en cours de route après avoir probablement mangé de
l'herbe vénéneuse. L'autre était un homme assez cultivé, i l disait:
«
Plus nous irons loin, plus nous nous approcherons de la Perse et
par conséquent du Caucase». Nous voulions gagner la Perse à tra–
vers les montagnes et les villages. Nous dormions le jour, nous mar–
chions la nuit. Cela a duré environ deux mois, jusqu'au jour où nous
arrivâmes en un endroit où campaient des détachements de l'armée
russe. Nous portions des habits kurdes, mais n'en avions ni les bottes
ni la coiffure. On nous arrêta et on nous interrogea sur tout. Mon
compagnon savait parler français et anglais : il raconta tout ce qu'il
savait sur les massacres et comment j ' y avais échappé. On nous laissa
partir. D'abord, je voulais aller au Caucase, mais on ne m'en a pas
donné l'autorisation. Alors, je suis allé en Perse où il n'y avait pas de
guerre. Une fois en Perse, je tombai malade et suis resté à Salmast.
Mon camarade continua sa route vers Tiflis. A Salmast, je suis resté
environ un an.
Le président:
Qu'y avez-vous fait?
L'accusé:
En arrivant, je suis allé à l'église arménienne. On me donna des
vêtements, à boire et à manger et aussi de l'argent. En me quittant,
mon compagnon m'avait recommandé à un marchand, qui me prit
dans son magasin pour l'aider.
Fonds A.R.A.M